DÉCÈS À DELFT
Les derniers jours du prince
Le fils aîné du prince, Charles Édouard, le rejoint, ainsi que Gruau de la Barre À la mi-juin 1845, ce dernier accompagne le prince qui va visiter La Haye et Scheveningen. Mais il tombe malade durant ce court voyage. On a pensé bien sûr à un empoisonnement, mais sans en apporter la preuve. Il est possible aussi qu'il ait été tout simplement intoxiqué par des fruits de mer peu frais. Il s'agissait vraisemblablement de la fièvre typhoïde.
Il se remet heureusement, bien qu'il ait par moment de nouveaux malaises. Il regagne Delft et se met au travail sur les deux inventions qui lui paraissent les plus faciles à réaliser, l'application du non-recul des armes à feu et la construction de bombes qui devaient éclater au moment du contact, ainsi que nous le précise l'avocat Van Buren dans sa déclaration.
Inquiet des accès de maladie du prince, à la fin de juillet, Gruau de la Barre se rend à Londres pour faire venir d'urgence la duchesse de Normandie et le reste de la famille. Ils arrivent à Delft le 4 août, mais Louis les reconnaît à peine. Il délire plusieurs jours durant, invoquant, selon les rapports des médecins militaires néerlandais Soutemdam, Kloppert et Snabilié, son père le Roi Louis XVI.
Le prince décède à Delft, le 10 août 1845, à l'âge de soixante ans quatre mois et quatorze jours. Le décès est déclaré le surlendemain auprès de l'officier d'état-civil de Delft par le fils aîné du défunt, Charles Édouard, et Gruau de la Barre. Voici la traduction de l'acte de décès :
L'an mil huit cent quarante-cinq, le douze du mois d'août, l'après-midi à six heures, ont comparu devant Nous, Daniel van Koetsveld, Échevin, officier de l'état-civil de la ville de Delft, Charles Édouard de Bourbon, âgé de vingt-quatre ans, sans profession, et Modeste Gruau, Comte de la Barre, âgé de cinquante-cinq ans, ci-devant Procureur du Roi près le Tribunal de première Instance de Mayenne en France, tous deux demeurant à Delft, le premier étant le fils et le second un ami du défunt ci-après nommé,
et ils Nous ont déclaré que le dix août de cette année, l'après-midi, vers trois heures, dans la maison, deuxième quartier, numéro soixante-deux du Oude Delft, à Delft, est décédé Charles Louis de Bourbon, Duc de Normandie, Louis Dix-Sept, ayant été connu sous le nom de Charles Guillaume Naundorf, né au château de Versailles en France le vingt-sept mars mil sept cent quatre-vingt-cinq, âgé par suite de soixante ans révolus, demeurant dans la présente ville, fils de feu Sa Majesté Louis Seize, Roi de France, et de Son Altesse Impériale et Royale Marie-Antoinette, Archiduchesse d'Autriche, Reine de France, tous deux décédés à Paris, époux de Madame la Duchesse de Normandie, née Johanna Einert, demeurant ici.
Et les déclarants, après lecture, ont signé cet acte avec Nous.
Charles Édouard de Bourbon
M.Gruau, Comte de la Barre
D. van Koetsveld.
L'examen post mortem
La famille s'oppose à une autopsie, mais demande que soit réalisé un examen post-mortem de la dépouille du défunt, ce qui est réalisé le 12 août par les trois médecins militaires en présence du notaire Scholten, qui en dresse procès-verbal, le fils aîné Charles Édouard, l'avocat Van Buren et le major d'artillerie van Meurs étant témoins. Tous ont signé le document ainsi établi.
Les médecins notent les détails caractéristiques suivants :
Premièrement, au front: une cicatrice, deux pouces néerlandais au-dessus de la racine du nez, commençant à la ligne médiane du front, descendant le long du côté droit en forme de demi-lune sur une longueur d'un pouce néerlandais.
Deuxièmement, à l'occiput: une cicatrice un peu enfoncée à la partie supérieure droite.
Troisièmement, au visage:
À la partie médiane interne de la lèvre supérieure, une petite cicatrice.
Les deux incisives centrales de la mâchoire inférieure font saillie.
À la partie médiane extérieure du menton, une cicatrice superficielle non attachée, grande d'environ un pouce néerlandais.
Quatrièmement, à la poitrine: à deux pouces du côté gauche du sternum (mesure néerlandaise), une cicatrice non attachée en forme de trait d'un pouce néerlandais, ainsi qu'une cicatrice en forme d'angle, située un pouce néerlandais plus bas, dont la hauteur ne peut pas être déterminée comme il faudrait, étant donné que les côtes ne peuvent pas être comptées en raison du dégagement notable de gaz qui s'est déjà produit.
Cinquièmement, aux membres supérieurs:
À la partie postérieure de l'épaule gauche, une cicatrice de la taille d'un pouce néerlandais.
Au bras gauche, au tiers de la partie médiane supérieure de la face interne, trois cicatrices d'inoculation, en forme de triangle dont la base est tournée vers le bas.
Une cicatrice à la face interne du biceps, de la taille d'un pouce néerlandais, de même qu'une cicatrice à la face interne du triceps, presqu'au tiers supérieur du bras, d'une longueur d'un pouce néerlandais.
Sur le dessus de l'auriculaire de la main droite, une cicatrice partant de l'ongle, du côté du radius, et s'étendant en travers sur à peu près un pouce néerlandais.
Sixièmement, aux membres inférieurs: à la partie médiane de la face interne de la cuisse gauche, une vaste tache de naissance (nævus maternus), superficielle et de forme irrégulière, dépourvue de poils.
Ces constatations de médecins faisant autorité sur la dépouille mortelle de Naundorf sont d'un très grand intérêt. On y trouve en effet quatre signes caractéristiques connus de Louis XVII:
L'avancée de deux incisives (ce que l'on appelle communément dents de lapin), particularité que Madame de Rambaud avait déjà constatée durant l'enfance du prince et qui a été attestée aussi par la buvetière du Temple, Madame Mathieu, qui a pu voir l'enfant de près lorsqu'il se promenait avec sa famille.
Les cicatrices d'inoculation en forme de triangle la pointe en haut. Le prince avait été inoculé aux deux bras, ainsi qu'en a témoigné Madame de Rambaud qui a assisté à cette opération en 1788. Elle a retrouvé ces cicatrices aux deux bras lorsqu'elle a eu à soigner le prince durant son séjour à Paris entre 1833 et 1836. Une vaine polémique s'est élevée parce que les médecins néerlandais n'ont retrouvé cette cicatrice qu'au bras gauche. Certains ont même prétendu que les tenants de la survivance mentaient en prétextant d'un soi-disant gonflement du cadavre par les gaz. Il suffit de lire le rapport des médecins (médecins militaires qui savaient ce qu'étaient des cadavres !) pour faire justice de cette calomnie : si le dégagement de gaz empêchait de compter les côtes, à plus forte raison pouvait-il occulter une cicatrice de petite taille vieille de 57 ans !
La présence d'un nævus maternus à la cuisse gauche avait bien sûr été notée sur le petit duc de Normandie par Madame de Rambaud. Le docteur Jeanroy, attaché au comte d'Artois et qui avait eu à soigner le jeune prince, atteste sa présence. Outre le texte qu'il laissa lors de son décès, il en attesta la présence à Madame Morel de Saint-Didier en lui affirmant: À ce signe on reconnaîtra le Dauphin entre dix mille.
La présence de cicatrices pouvant provenir de morsures de lapin. On parle d'habitude d'une morsure à la lèvre supérieure provoquée par un lapin apprivoisé serré trop fort par le jeune prince. Mais la presse du temps (en 1790) parle d'une morsure à la main droite. Étant donné les circonstances de l'accident, les deux emplacements sont plausibles. Certains disent que cet incident se serait produit à Trianon, c'est-à-dire au plus tard dans les tout premiers jours d'octobre 1789. On est donc en droit de se demander s'il n'y a pas eu en réalité deux morsures de lapin, car le prince, passionné par les fleurs, les oiseaux et les animaux en général, adorait aussi jouer avec ses lapins. Cette hypothèse est confirmée d'ailleurs par le fait que l'examen post mortem note deux cicatrices correspondantes, une à la lèvre supérieure, l'autre au petit doigt de la main droite.
Il faut ajouter une autre caractéristique génétique: le développement anormal du lobe des oreilles, en particulier de l'oreille droite. Les médecins de Delft ne l'ont pas noté, mais le phénomène est parfaitement discernable sur tous les portraits montrant le profil droit de la tête du prince, et notamment sur son lit de mort.
Que deux individus de sexe masculin ayant les cheveux blonds et les yeux bleus portent sur eux une même caractéristique corporelle est une probabilité qui peut se chiffrer approximativement à une sur quelques milliers.
Mais s'ils possèdent deux caractéristiques physiques identiques, la probabilité est infiniment plus faible. En effet, les probabilités ne s'additionnent pas, mais se multiplient, ce qui tient d'ailleurs du simple bon sens. On a donc dans ce cas une probabilité de partage de deux caractéristiques communes de une sur quelques milliers que multiplie le même facteur, ce qui donne une probabilité de une sur quelques millions.
Et ainsi de suite.
Or les médecins de Delft ont relevé sur la dépouille mortelle de Naundorf, homme blond aux yeux bleus, quatre caractéristiques fondamentales que possédait le duc de Normandie enfant. Nous en avons relevé une cinquième parfaitement contrôlable. On arrive donc à une probabilié tellement infime qu'elle est inexistante dans la pratique.
Nous avons là la certitude statistique, mathématique, qu'il y a bien identité de personne entre Louis XVII et Naundorf.
Il convient de souligner en outre que les quatre médecins (Pelletan qui opéra, Dumangin, Lassus et Jeanroy qui assistèrent à l'opération et cosignèrent le rapport), bien qu'ils se soient livrés ainsi qu'ils le devaient à un examen externe du cadavre, n'ont noté aucun signe physique ou cicatrice caractéristique d'aucune sorte lors de l'autopsie pratiquée le 9 juin 1795 (21 prairial an III), après le décès, la veille, de l'enfant du Temple, preuve s'il en est que ce garçon n'était pas le fils de Louis XVI.
Des obsèques quasi royales
Durant tout le temps de son séjour aux Pays-Bas, Louis fut l'objet du plus grand respect de la part des autorités du pays. Lors de la maladie qui lui fut fatale, le roi se faisait tenir régulièrement informé de son état par son médecin personnel. À son décès, les plus grands honneurs furent rendus à sa dépouille, honneurs quasi royaux avec la participation des forces armées néerlandaises.
L'acte de décès, nous l'avons noté, est établi au nom de Louis XVII.
Pour ce faire, un peu perplexe, le bourgmestre de Delft se rend en personne à La Haye pour demander s'il doit accepter que le défunt soit ainsi désigné. Il obtient sur-le-champ confirmation qu'il le doit.
Une sépulture de Roi
Louis est enterré au cimetière de Delft. La pierre tombale ne laisse aucun doute sur l'identité du défunt dont elle abrite le dernier sommeil :
Ici repose
LOUIS XVII
Charles Louis duc de Normandie
Roi de France & de Navarre
né à Versailles le 27 mars 1785
décédé à Delft le 10 août 1845
Le cimetière a été ultérieurement désaffecté, mais la tombe demeura en place, au Kalverbos, à Delft, avec sa grille ornée de fleurs de lys, et entretenue avec soin. A la date du 8 février 2002, le Kalverbos a été classé monument historique par le gouvernement néerlandais, avec la tombe de Louis XVII et quelques autres éléments architecturaux.
Ces honneurs et cette tombe provoquèrent l'ire du gouvernement d'Orléans qui envoya ses diplomates protester auprès du roi et des autorités des Pays-Bas contre l'identité donnée au défunt dans l'acte de décès. Sans succès : prouvez-nous que le défunt n'est pas Louis XVII, répondit-on aux protestataires, et l'acte incriminé sera annulé. Les envoyés de Paris ne furent jamais en mesure de fournir le moindre élément de début de preuve pour étayer leurs protestations : la situation n'a pas changé depuis.
Le gouvernement de Paris s'était lancé dans de vastes enquêtes afin de trouver à Naundorf une origine autre que celle dont il s'était réclamé. Les preuves qui furent recueillies allaient toutes dans le sens de la confirmation des dires du prince. Il fut décidé d'y mettre un terme.
C'est ainsi que l'acte de décès de Delft, parfaitement authentique et rédigé dans les règles juridiques en vigueur à l'époque aux Pays-Bas, est demeuré inattaqué.
Conclusion
Nous nous réjouissons que Louis ait pu ainsi trouver pour sa famille un hâvre qui s'est révélé solide et durable, mais dont, hélas, il n'eut pas lui-même le temps de profiter.
On peut néanmoins s'étonner de la promptitude et de la tranquille assurance avec lesquelles le roi et le gouvernement des Pays-Bas reconnurent non seulement les mérites, mais aussi l'identité réelle du prince en exil. Pour notre part, nous y voyons un élément qui viendrait confirmer notre hypothèse selon laquelle il aurait séjourné dans ce pays avant 1809. Il ne faut pas oublier non plus les fausses confidences du président Le Coq, quasiment en public, à Berlin.
Aucune des autres puissances européennes n'éleva la moindre objection à cette identité reconnue au défunt.
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ICONOGRAPHIE : L'acte de décès de Delft provient du livre de Petrie. Les trois autres illustrations en noir et blanc sont extraites du Louis XVII de Xavier de Roche. Les clichés couleur sont de l'auteur (août 1995).
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