LE DÉPART MANQUÉ POUR SAINT-CLOUD

En 1790, la famille royale a été autorisée à passer l’été au château de Saint-Cloud. Cette simple mention de l’autorisation accordée par l’assemblée marque la déchéance de la fonction royale : il y a encore un an, le Roi allait où il voulait, quand il voulait.

Toute la période révolutionnaire est caractérisée d’une part par un bouleversement général du cadre et des habitudes de vie et d’autre part par des mouvements de révolte en tous genres. En fait, la période qui va de juillet 1790 à avril 1791 est marquée par des soulèvements militaires, reflets du désordre qui règne désormais dans l’armée, des révoltes dans les colonies et en France et, surtout, par le drame que provoque la question religieuse.

Nouvelle organisation du pouvoir

Le 21 octobre 1790, un décret de l’assemblée institue le drapeau tricolore (franc-maçon) comme emblème de la France.
Le 16 janvier 1791, un décret de l’assemblée débaptise la maréchaussée de France pour la renommer gendarmerie nationale.
Le 2 mars, les corporations, jurandes et maîtrises sont supprimées, ainsi que les octrois et les aides.
Le 20 mars, la Ferme générale des Impôts et la Régie générale sont supprimées ; une semaine plus tard, l’administration du Trésor public est confiée à un comité de trésorerie de six commissaires nommés par le Roi.
Le 5 avril, l’assemblée institue le partage égal des successions ab intestat (c’est-à-dire lorsque le défunt n’a pas laissé de testament).

Le royaume que Louis XVI va un jour laisser à son fils ressemble de moins en moins à celui dont il a coiffé lui-même la couronne, quinze ans seulement avant la révolution.

Nouvelle organisation judiciaire

Parallèlement, bien sûr, la réorganisation du système judiciaire se poursuit. Les justices de paix sont créées le 16 août 1790, alors que les tribunaux seigneuriaux disparaissent. Le 21 août voit la création des tribunaux militaires et le 29 l’organisation des tribunaux de Paris. Les parlements et autres cours de justice de l’ancien régime sont définitivement supprimés le 6 septembre. Le 27 novembre, une loi institue la Cour de cassation, dont le rôle est limité aux vices de forme. Le 15 décembre, la vénalité et l’hérédité des offices, y compris judiciaires, sont abolies. Le 20 janvier 1790, la justice dans les communes, cantons et département est organisée par décret.

Les soulèvements militaires

Le 30 juillet, le régiment La Reine-Cavalerie se révolte à Stenay. Le 5 août on note un début d’agitation à Nancy dans les régiments de Châteauvieux et de Mestre-de-Camp, dont les soldats réclament la paye qui leur est due.
Le 16 août, l’assemblée vote un décret prescrivant le rétablissement de la discipline dans l’armée par une terreur salutaire. Le 18 août, La Fayette écrit au général marquis de Bouillé, dont relève Nancy, pour lui demander de frapper un grand coup.
Le 31 août, Bouillé entre à Nancy après avoir livré bataille aux soldats révoltés et à la garde nationale de la ville. Il exerce une sévère répression. La nouvelle en parvient le 2 septembre à Paris où elle déclenche une émeute, tandis que le lendemain l’assemblée vote des félicitations à Bouillé pour son action à Nancy.
Le 16 septembre, les équipages de la flotte, à Brest, se mutinent.

Les soulèvements dans les colonies

Le 8 août, le gouverneur de Saint-Domingue qui était alors le fleuron des possessions françaises aux Antilles, fait disperser par la force l’assemblée des colons. Le 12 septembre, un décret de l’assemblée, à Paris, dissout l’assemblée des colons de Saint-Domingue et réaffirme la légalité de l’esclavage : c’est sans doute ce que les révolutionnaires entendent en proclamant que tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit.
Néanmoins, les mulâtres du Nord de Saint-Domingue se soulèvent le 29 octobre. Le 4 novembre, l’Île de France (aujourd’hui Île Maurice), entre en insurrection.
Le 29 novembre, l’assemblée de Paris vote un décret suspendant l’assemblée de la Martinique et décidant l’envoi de commissaires aux Îles du Vent (Petites Antilles).

Mouvements divers en France

Certains sont d’inspiration royaliste : à Lyon le 22 juillet 1790. Le 18 août, 20.000 royalistes armés se réunissent au camp de Jalès, dans le Gard ; ce camp est dispersé par l’armée le 27 février 1791. Le 28 février 1791, 400 royalistes armés, notamment de poignards (on les nommera les chevaliers du poignard), se rassemblent aux Tuileries, où ils sont arrêtés par La Fayette (ils seront libérés le 13 mars). Le 29 mars, une émeute contre-révolutionnaire se déclenche à Toulouse.
D’autres sont dûs à des mouvements révolutionnaires ou relèvent des difficultés de l’existence : à Angers le 6 septembre 1790. Une émeute éclate le 28 février 1791 au faubourg Saint-Antoine et il faut le même jour l’arrivée de La Fayette avec la garde nationale pour arrêter la destruction par la foule des parapets du donjon de Vincennes. Le 19 mars, une émeute éclate à Douai.
Il en est enfin qui sont d’essence religieuse : le 23 novembre 1790 voit un affrontement armé à Uzès entre catholiques et garde nationale.

La question religieuse

Le 22 juillet 1790, Louis XVI donne sa sanction à la Constitution Civile du Clergé.
Le 27 novembre, l’assemblée vote un décret qui enjoint aux ecclésiastiques de prêter serment de fidélité à la nation, à la loi et au roi. Ceux qui refuseront seront nommés réfractaires. Le Roi donne sa sanction à ce décret le 26 décembre.
Le lendemain, 59 des députés ecclésiastiques prêtent serment devant l’assemblée.
Dès le 3 janvier 1791, l’assemblée fait sommation aux ecclésiastiques de prêter serment sous 24 heures. Il y a de nombreux refus.
Mesdames Adélaïde et Victoire, filles de Louis XV et tantes de Louis XVI, se refusant à devoir s’adresser à un prêtre jureur décident de partir pour Rome, près du Pape, et quittent leur résidence de Bellevue pour l’exil le 19 février. Elles sont arrêtées le 28 février par la municipalité d’Arnay-le-Duc. Il faut un débat à l’assemblée pour que les deux princesses, déjà âgées pour l’époque, puissent poursuivre leur route.
Le 24 février, Talleyrand, qui n’en est pas à un reniement près, sacre à Paris les premiers évêques constitutionnels.
Le Pape Pie VI condamne publiquement la Constitution Civile du Clergé par le bref Quod aliquantum, le 10 mars 1791, condamnation qui est réitérée le 13 avril. L’assemblée qui, le 3 mars, avait déjà envoyé à la fonte l’argenterie de l’Église, décrète deux jours plus tard l’établissement de listes de prêtres jureurs et non-jureurs (ou réfractaires), tandis que, le 15, les relations diplomatiques sont rompues entre la France et le Saint-Siège. Le même jour, Gobel est élu évêque constitutionnel de Paris.
Le 17 avril, dimanche des Rameaux, Louis XVI entend la messe dite par le cardinal de Montmorency, prêtre réfractaire.

Le départ manqué pour Saint-Cloud

Comme l’année précédente, Louis XVI souhaite aller passer la belle saison avec sa famille au château de Saint-Cloud. Il fixe le départ au 18 avril.
Aussitôt connue la nouvelle de ce projet, la fièvre monte : les milieux révolutionnaires affirment que le Roi veut quitter Paris pour faire ses Pâques avec un prêtre non-jureur !

Vers midi, le Roi, la Reine, le Dauphin, Madame Royale et Madame Élisabeth prennent place dans leurs carrosses. La place du Carrousel est noire d’une foule hostile et hurlante. À peine les voitures ont-elles quitté la cour des Tuileries que des hommes se précipitent et se saisissent des rênes.
La garde nationale s’abstient d’intervenir. Les grenadiers menacent même de leur sabre les postillons de la voiture royale. La Fayette, commandant de la garde nationale, et Bailly, maire de Paris, accourent. Ils ordonnent à la garde nationale d’ouvrir le passage au milieu d’une populace glapissante. Ils essuient un refus : - Nous ne voulons pas qu’il parte ! Nous faisons le serment qu’il ne partira pas !
La Fayette a l’idée de faire appel au caractère de juristes-nés des Français : - En gênant la volonté du Roi, vous lui donnez l’impression d’être un prisonnier. Vous annulez les décrets qu’il a sanctionnés !
Rien n’y fait : Ni la foule, ni les soldats ne l’écoutent. Les vociférations augmentent en intensité. Des gentilshommes de service sont malmenés.

Le Roi paraît à la portière et sort la tête. - Il serait étonnant, déclare-t-il avec calme, qu’après avoir donné la liberté à la nation, je ne fusse pas libre moi-même !
- Foutu aristocrate ! Gros cochon ! . C’est la seule réponse qu’il obtient.
La Fayette propose alors à Louis XVI de faire proclamer la loi martiale et de faire ouvrir la route par la force. Le Roi refuse : - Je ne veux pas qu’on verse du sang pour moi !
Un garde national, placé tout contre la voiture, s’adresse au Roi : -Vous êtes réfractaire à la loi parce que vous donnez asile à des prêtres qui n’ont pas prêté serment ! - Qui vous a établi juge de ma conscience ? , réplique Louis XVI sans se troubler.
Le siège de la voiture royale se prolonge ainsi durant deux heures de vociférations.

Finalement, la porte de la voiture s’ouvre et Louis XVI descend sans hâte. Le silence s’établit. Regardant autour de lui de ses yeux de myope, il demande sans élever le ton : - On ne veut donc pas que je sorte ? Il n’obtient aucune réponse. Le Roi reprend alors : - Il n’est pas possible que je sorte ? … Eh bien ! Je vais rester. Et il se dirige à pied vers le château, en se dandinant, comme à son habitude.
La famille royale le suit. En montant les marches du perron, Marie-Antoinette lance aux grenadiers : - Vous avouerez à présent que nous ne sommes pas libres !

Les réactions du jeune Dauphin
Quelles impressions a bien pu ressentir le petit Dauphin durant ces événements ?

Tout d’abord, certes, la peur, cette peur qu’il a connue lors des journées d’octobre, lorsqu’il a fallu quitter le splendide décor de Versailles pour celui des Tuileries qui lui a paru laid de prime abord.
Pour la seconde fois, il voit le peuple, ce peuple sur lequel il est destiné à régner, sous son jour le plus hideux. Il est trop jeune, bien sûr, pour se rendre compte que cette populace hurlante qui entoure et bloque la voiture deux heures durant n’est, comme dans toutes les journées révolutionnaires, qu’un ramassis de viragos et de coupe-jarrets stipendiés par des meneurs tapis dans l’ombre. Le peuple de Paris, le vrai, n’est pas là : il vaque, aussi tranquillement qu’il le peut dans ce climat d’agitation, à ses affaires.

Il ne peut que constater en outre le refus d’obéissance des militaires. Il doit y être d’autant plus sensible qu’il s’est intéressé très jeune à tout ce qui touche ce domaine. Il ne peut certes pas encore discerner à son âge la gravité de l’attitude adoptée par ces hommes, mais l’image demeurera, n’en doutons pas, gravée dans sa mémoire.

Il a évidemment ressenti un certain dépit en constatant que ce départ pour Saint-Cloud, dont il devait se réjouir, ne s’accomplissait pas. Lui qui a besoin de s’ébattre à l’air, il demeurera tout l’été confiné au jardin des Tuileries. Il y a ses habitudes, mais ce n’est pas le séjour prévu dans une demeure qui se trouvait alors à la campagne, tout à fait hors de Paris.

Mais que peut-il penser en voyant son père, ce père qu’il adore et admire, repartir à pied, en se dandinant, vers les Tuileries ?
Le spectacle de ce Roi, autrefois entouré de tout l’appareil en usage à Versailles, a quelque chose de pathétique, de lamentable. C’est la déchéance de la monarchie qui s’étale sous les yeux de l’héritier de ce trône déjà bien chancelant.
Louis Charles sait fort bien qui il est, à quel destin il doit se préparer, même s’il n’a guère encore conscience des réalités concrètes que recouvre cette perspective.
Quelle désillusion pour le petit prince ! Voir le Roi son père qui, il n’y a pas si longtemps, n’avait qu’un mot à dire pour être obéi sur-le-champ, sans discussion, aujourd’hui empêché par son propre peuple - ou ce que le jeune prince voit sous ses yeux et qu’il croit être le peuple - de se rendre de sa résidence parisienne dans l’un de ses châteaux ! Le voir ainsi baisser les bras, désormais impuissant, et quitter la partie, seul et à pied !

Voici exactement 22 jours qu’il a fêté ses six printemps.