DOCUMENTS FANTOMES

Remarques préliminaires

On ne peut écrire l'Histoire que sur la base d'éléments qui ont fixé les événements au moment où ils se produisaient ou dans un délai aussi court que possible. Dans cette recherche, la préférence va toujours aux documents écrits.
Il faut néanmoins remarquer d'entrée que ces derniers ne possèdent pas toujours le caractère probant que l'on a trop souvent tendance à leur accorder du seul fait que c'est écrit. Les témoins ou les chroniqueurs qui ont relaté les faits sont en effet des hommes comme les autres, avec leurs qualités et leurs défauts, leurs connaissances et leurs ignorances, leurs intérêts, leurs sympathies et leurs antipathies, etc...
Outre les difficultés de déchiffrement de documents quelquefois raturés ou incomplets, les chercheurs remarquent parfois des discordances entre les textes. On comprend que les historiens, avec leurs inclinations propres laissent parfois filtrer quelques dissonances.
Jusqu'à l'internement de la famille royale au Temple, nous possédons un certain nombre de documents écrits qui concernent Louis Charles : son acte de baptême, la note qu'écrivit Marie-Antoinette à l'intention de Madame de Tourzel le 24 juillet 1789, ses exercices d'écolier, par exemple. Il était en effet encore très jeune en 1793 (8 ans) quand il a été séparé de sa famille.
Mais, à partir de ce moment, on constate une raréfaction des pièces documentaires qui confine au vide et ce vide n'est pas naturel.


I - LES ARCHIVES OFFICIELLES

Les registres du Temple

Les commissaires de service au Temple devaient tenir des registres sur lesquels étaient consignés dans les moindres détails tous les événements de la journée et notamment les copies des correspondances échangées tant avec la Commune qu'avec la Convention, les Comités ou autres organismes.
Il eut été déraisonnable de vouloir y trouver une trace quelconque du sort réel de l'enfant royal : pour les révolutionnaires, le fils Capet est arrivé au Temple le 13 août 1792, avec sa famille, et n'en est sorti qu'à l'état de cadavre le 12 juin 1795, après son décès du 8 du même mois. C’est du moins ce qu’affirme l’Histoire officielle, mais nous savons pertinemment que c'est faux puisque les restes du garçon qui est décédé à cette date au Temple, et qui ont été identifiés de façon incontestable (ce que l'État français reconnaît aujourd'hui dans ses correspondances) ne pouvaient pas être ceux de Louis XVII (Cercle EHQ. Louis XVII, Carnets Louis XVII n° 15, pp.2 & 3, ainsi que pp. 10 à 12).
Ces registres seraient néanmoins bien utiles pour suivre la marche des événements survenus au Temple durant toute cette période, non seulement de jour en jour, mais même d'heure en heure, ce qui aurait permis, le cas échéant, de faire d'utiles recoupements avec d'autres sources de renseignements..
Mais inutile de rêver plus longtemps : ces registres ont disparus !

Le dernier gardien du Temple, Étienne Lasne, a remis le 19 germinal an IV (8 avril 1796) quatre registres provenant du Temple au ministre de l'Intérieur du Directoire, Pierre Benezech, et en a obtenu un reçu en bonne et due forme, daté du même jour.
Benezech, né à Montpellier en 1749, sera destitué le 31 juillet 1797 après que ses liens avec les royalistes aient été établis. Ayant donné son adhésion à Bonaparte après le 18 brumaire, il est nommé préfet à Cap-Français (aujourd'hui Cap-Haïtien, dans l’île d’Haïti), en 1801, mais y meurt de la fièvre jaune le 13 juin 1802.
Benezech a-t-il conservé par devers lui les registres du Temple ? On ne sait, mais toujours est-il que la trace en est perdue depuis le 8 avril 1796. Il n'est pas sans intérêt de souligner que ce personnage était lié au comte de Provence.
En 1817, lors de l'enquête sur le sort de Louis XVII (rapidement stoppée sur ordre de Provence), Lasne, interrogé, exhiba son reçu. Il en alla de même lors des recherches lancées par l'historien De Beauchesne sous la monarchie de juillet. Mais malgré ce reçu, les registres eux-mêmes demeurèrent introuvables. (Xavier de Roche, Louis XVII, Éditions de Paris, Paris, 1986, p. 64, & Dr.J.H.Petrie, Lodewijk XVII - Naundorff, De Bataafsche Leeuw, Amsterdam, 1995, Annexe I, p. 232)).

Par chance, nous possédons une copie de ces registres pour les journées des 8 et 9 juin 1795, au moment de la mort de l'enfant du Temple. Le commissaire civil de garde au Temple à ce moment crucial, Damont, en fit en effet une copie, au moins partielle. Ce document figure aujourd'hui aux Archives Nationales. (facsimile dans Xavier de Roche, op. cit., pp. 64 à 71).

Mais nous savons fort bien que l'enfant du Temple n'était pas Louis XVII (Philippe A.Boiry, Louis XVII-Naundorff devant l'ADN, Presses de Valmy, Paris, 1998, ch.IX, pp. 91 à 102), si bien que si cet écrit nous livre le récit des contorsions des autorités au sujet de ce décès (en soi fort instructives), il ne peut rien nous apprendre de précis concernant Louis Charles.

L'acte de décès

L'acte de décès au nom de Louis Capet, âgé de dix ans deux mois,…., fils de Louis Capet, dernier Roy des français… (facsimile dans De Beauchesne, Louis XVII, Plon, Paris, 1872, Tome II, p. 336) a été dressé en date du 24 prairial an III (10 juin 1795). L'historien De Beauchesne écrivait sous la monarchie de juillet et signale à la même place dans son livre, en page 337, note 1, que l'original se trouvait alors aux Archives de l'Hôtel de Ville, dans le registre des commissaires de police, section du Temple, sous le n° 23.

Le Dr.J.H.Petrie, pour sa part, signale que l'original de ce document a été détruit lors de l'incendie de l'Hôtel de Ville, en 1871, sous la Commune (Dr.J.H.Petrie, op. cit., Annexe XI, p. 243).

Des contestations se sont élevées sur la validité de cet acte, les formalités requises n'ayant pas été observées dans toute leur rigueur. Certains points paraissent en effet contestables. Mais, en tout état de cause, elles sont sans objet en ce qui concerne l'identité du défunt car il est aujourd'hui acquis que celui-ci n'était pas, ne pouvait pas être le fils de Louis XVI.

Le récit de Brandebourg

Emprisonné à Brandebourg, où il était domicilié, en raison d'une accusation de faux monnayage - qui sera jugée non fondée en appel -, sous le nom de Karl Wilhelm Naundorf que lui avait imposé la police prussienne lors de son arrivée à Berlin, en novembre 1809, Louis Charles fait l'objet d'une vérification d'identité. Le passeport que lui avait remis à cette époque un agent des services spéciaux prussiens le donnait comme natif de Weimar, ville qui dépendait alors non de la Prusse, mais du Grand-Duché de Saxe-Weimar-Eisenach.
Les recherches effectuées par l'autorité municipale de Weimar révélèrent qu'il n'y avait jamais eu de famille Naundorf dans cette ville.
Sommé de s'expliquer, Louis Charles, malgré l'interdiction qui lui en avait été faite par le président de la police de Berlin en 1812, Paul Ludwig Le Coq, finira par déclarer qu'il était prince natif, sans préciser de quelle dynastie il était issu. Le Coq avait reçu des documents prouvant son identité réelle et les avait transmis au prince von Hardenberg, chancelier du royaume de Prusse. Ces documents n'ont jamais été restitués à Louis Charles par les autorités prussiennes.
En enfreignant la consigne, peut-être espérait-il contraindre les autorités prussiennes à faire état, fut-ce à huis clos, de ces documents. Il n'en fut rien. Les juges lui demandèrent donc d'écrire le récit de sa vie.
C'est alors qu'il dicta au greffier von Rönne un mémoire de 17 pages que l'on appelle le récit de Brandebourg.
Ce texte a disparu du dossier dans les archives de la justice allemande.

Le schéma en a été repris dans une lettre écrite par le tribunal de Brandebourg au bourgmestre. Cette lettre a servi de source au comte von Rochow, ministre de l'Intérieur de Prusse, en 1836, lorsqu'il rédigea les Aktenmässige Notizen (= Notes conformes aux documents) sur Naundorf (le texte en est repris dans Dr.J.H.Petrie, op. cit., Annexe XXII, pp. 252 à 259) . Il faut remarquer au passage que ces Notes sont un amalgame concocté avec soin de faits concernant deux (deux au moins !) personnages distincts : l'un dont Naundorf était le véritable nom, individu peu recommandable, mais certainement tenu par les services spéciaux prussiens, et Louis XVII, auquel la police prussienne avait imposé - non sans arrière-pensées - ce patronyme, afin de lui nuire à l'occasion. Les Notes en question sont certainement conformes à des documents : mais lesquels ? Sélectionnés par qui ? Et selon quels critères ?
La lettre en question dit : ….Er ist zweimal zur See gewesen, und hat das erste Mal auf eine englische Kolonie gelebt…. (= il a voyagé deux fois en mer et a vécu la première fois dans une colonie anglaise). (Dr.J.H.Petrie, op. cit., Annexe XXII, p. 254, n° 122 à 142).

On a une autre indication, fort brève, du texte du récit de Brandebourg, en lisant les attendus du jugement d'appel : ….auf unbekannten Schiffen zweimal in Europa gelandet….» (= débarqué deux fois en Europe de bateaux inconnus) (Georges de Manteyer, Les faux Louis XVII, Librairie universitaire J.Gamber, Paris, 1926, Tome I, CDXV, p. 606).

Le récit de Brandebourg, disparu, a été remplacé dans le dossier des archives de la justice allemande par le récit de Crossen, rédigé ultérieurement par le prince, en toute indépendance, en 1831.

Le dossier Le Coq

Quelque temps après son arrivée à Berlin, Louis XVII, qui avait pu y entrer grâce à un passeport au nom de Karl Wilhelm Naundorf, natif de Weimar, que lui avait remis un agent des services spéciaux prussiens, dut régulariser sa situation en 1810. Il gagnait sa vie en colportant des mécanismes d'horloges en bois. Il alla donc trouver Paul Ludwig Le Coq.
Ce descendant de huguenots français avait le titre envié de Staatsrat (= conseiller d'État) et s'occupait des passeports étrangers au Ministère prussien des Affaires Étrangères. Le Coq intervint auprès de la municipalité de Berlin en sa faveur.
C'est ce même Le Coq, nommé le 25 avril 1812 Président de la Police de Berlin, qui conseilla au soi-disant Naundorf, en 1812, de quitter la capitale pour s'installer dans la ville proche de Spandau. Il lui rédigea un certificat de bonne vie et mœurs qui permit à son protégé d'obtenir la bourgeoisie de Spandau et, de ce fait, de s'installer à son compte comme horloger.
Il va de soi qu'un fonctionnaire de très haut rang comme Paul Ludwig Le Coq (à son décès, en 1820, il était ministre de l'Intérieur de Prusse, ce qui montre que son souverain et ses supérieurs appréciaient son zèle et ses prestations), ne se serait pas intéressé personnellement à un personnage aussi insignifiant qu'un Naundorf s'il n'avait pas eu d'excellentes raisons pour cela.

Nombre d'historiens reprennent sans discernement les dires de Naundorf selon lesquels il aurait remis à Le Coq des documents prouvant son identité réelle qu'il tenait cachés dans le col de son manteau. On le voit mal ayant sur lui des documents authentiques d’une telle importance alors qu’il errait comme un vagabond sur les routes d’Allemagne au risque d’un contrôle des gendarmes. Cette légende tenace n'a aucune vraisemblance.
Il est infiniment plus probable que les services français - à l'époque sous le contrôle de Joseph Fouché, duc d'Otrante, ministre de la Police Générale de Napoléon - connais- saient parfaitement l'identité réelle du prince errant et avaient transmis directement les preuves de sa filiation à leurs homologues prussiens.

Pourquoi Fouché serait-il intervenu ? Il faut comprendre que si le prince s’est dirigé sur Berlin pour s’y établir, s’il s’est adressé à Le Coq et si ce dernier a prêté une telle attention à celui qui ne se présentait alors que sous l’aspect d’un vagabond, rien de cela n’était dû au hasard. Toute l’existence de Louis XVII a été conditionnée par un fait : il était le Roi de France légitime, et cela tout le monde le savait, tant en France qu’à l’étranger, et lui le premier.
Pouvoir disposer du Roi était un atout politique majeur ; c’était ce qu’avaient compris les révolutionnaires notamment Robespierre et Fouché, l'un des plus compromis. Ils savaient qu’il fallait terminer la révolution et que la République n’était pas viable en France : seule une monarchie, quelle qu’elle soit, pouvait ramener la stabilité politique, au profit bien sûr de ceux qui l’auraient rétablie. Agir ainsi les aurait en outre exonérés de devoir rendre des comptes, dont la seule perspective provoquait en eux, et à juste titre, un sentiment de panique.

Nommé ministre de la Police générale le 20 juillet 1799, Fouché prend en main des services inconsistants et en fait en un rien de temps ce qui fut sans doute la meilleure police qu’eut la France, efficace sans brutalité excessive. Il fut l’homme le mieux renseigné de son temps, sur tout et sur tous, même sur l’empereur, auquel il ne disait d’ailleurs que ce qu’il savait ne pas pouvoir lui cacher. Entouré de fidèles (Desmarets), d’anciens fidèles de Robespierre (Simon Duplay, dit Duplay-Jambe-de-bois, ancien secrétaire intime de Maximilien), il n’eut aucune peine à retrouver le jeune Roi et à mettre la main dessus (il fut sans doute le seul à savoir comment orienter les recherches. En 1802, Fouché s’oppose au Consulat à Vie, parce que cette proposition impliquait à moyen terme la monarchie héréditaire. Il n’est pas opposé au principe, mais Bonaparte n’avait pas d’héritier. Ce problème empoisonnera l’atmosphère durant tout le règne. C’est pourtant lui qui, en 1804, proposera au Sénat la proclamation de l’Empire : entre-temps, le 10 octobre 1802, était né Napoléon-Charles, fils d’Hortense de Beauharnais et - nominalement - de Louis Bonaparte (en fait sans doute de Napoléon en personne). Dès ce moment, aux yeux de tous, la succession était pratiquement assurée et le garçon fit aux yeux de tous figure d’héritier officieux (la Constitution le permettait).
Fouché gardait son atout en réserve. Et voilà que Napoléon-Charles mourut du croup à La Haye, le 5 mai 1807 : ce fut un coup terrible pour l’empereur. On se retrouvait à la case départ. Fouché décida donc sans doute de jouer sa carte. Et de fait, lorsque l’on analyse avec soin le récit de Crossen, on constate que cette époque marque un répit dans la vie cahotique de Louis XVII, que l’on dirige vers le centre de l’Allemagne. Il sait ce qu'il va y faire : obtenir son identification par des membres de sa famille avant de revenir comme successible de l'Empire. Or ceux-ci se trouvaient soit en exil (Bourbons de France), soit détrônés (Bourbons d’Espagne), soit ennemis (Habsbourg). Restait la famille de Saxe, la grand-mère de Louis XVII était née princesse saxonne et le royaume de Saxe étant l’allié fidèle de l’Empire.
Un événement imprévu vint anéantir ce plan audacieux et quelque peu machiavélique : en septembre 1809, Marie Walewska est enceinte après avoir vécu maritalement avec Napoléon à Schönbrun. L’empereur ne peut douter de sa paternité et sait maintenant que, contrairement aux affirmations de Joséphine, il peut engendrer.
Il faut donc trouver pour Louis XVII un refuge discret hors de France , que Fouché veut néanmoins garder à sa disposition : l’empereur, toujours en guerre, court de nombreux dangers ! Mais dans cette Europe qui est soit annexée, soit réduite en royaumes satellites, soit ennemie, le choix est malaisé. On opte pour la Prusse, indépendante mais partiellement occupée, qui ne peut alors qu’obéir docilement aux ordres de Paris.
Napoléon a d’ailleurs selon toute vraisemblance fait allusion à cette tractation dans le Mémorial de Sainte-Hélène (Chapitre deuxième, du samedi 28 au mardi 31 octobre 1815).

Le silence des autorités prussiennes tant lorsque Naundorf écrivit en 1823 au prince de Hardenberg, Premier ministre de Prusse, pour que lui soient restitués ses papiers, que lors de la recherche d'identité du prévenu à l’occasion du procès de Brandebourg, en 1825, serait ainsi explicable sur le plan juridique. En effet, elles pouvaient arguer du fait que Louis XVII en personne ne leur avait remis formellement aucun papier, puisque d'autres s'en étaient chargés pour lui.

Selon les excellentes habitudes de minutie de l'administration prussienne, un dossier fut constitué au nom de Naundorf. Des conversations à un haut niveau se sont tenues à l'époque au sujet de cet étranger qui venait d'arriver en Prusse.
Une lettre, en date du 1er mai 1836, adressée par le ministre de l'Intérieur de Prusse d'alors, le comte von Rochow, au président de la police de Berlin, Gerlach, en apporte la preuve : ….Da nun aus den Acten meines Ministerii constirt, dass zu jener Zeit bei der ehermaligen Polizei Intendantur hierselbst Verhandlungen über den p. Nauendorff gepflogen worden sind, von denen ich Kenntnis zu nehmen wünsche, so ersuche ich Ew. Hochwohlgeboren solche ungesäumt bei mir einzureichen…. (= Étant donné qu'il appert maintenant des documents de mon ministère qu'à l'ancienne direction de la Police ici même des négociations sur le dit Nauendorff ont eu lieu, dont je désire prendre connaissance, je prie Votre Excellence de me les faire parvenir incontinent) (Georges de Manteyer, op. cit., tome II, DXXXVIII, p. 791).
Le président de la police Gerlach répondit qu'aucun document n'avait été trouvé dans les archives de ses services, ce qui n'apporte en aucun cas la preuve qu'il ne s'y trouvait rien. La lettre de von Rochow prouve en effet d'une part qu'il existait au moins un dossier au nom de Naundorf, puisqu'il a trouvé des documents à son sujet à son ministère, et d'autre part que des discussions à très haut niveau avaient bien eu lieu à son sujet.
Il existe un témoignage par déclaration notariée que ce dossier se trouvait toujours dans les archives de l'État de Prusse après la guerre de 1914-18 (facsimile in Xavier de Roche, op. cit., p. 683 et archives de la maison de Bourbon).

Ce dossier a aujourd'hui disparu.
De nombreuses hypothèses ont été avancées sur son sort. Certains disent qu'il avait brûlé avec d'autres archives dans un wagon de chemin de fer lors d'un bombardement sur Berlin durant la dernière guerre. D'autres pensent qu'il a été emmené à Moscou avec le monceau d'archives allemandes capturées par les Russes à cette époque. Ce qui, vu l'énorme masse de documents accumulée dans ce dernier pays, rend sa recherche non pas impossible, mais difficile, l'affaire Louis XVII-Naundorf n'y étant sans doute pas considérée comme prioritaire.
Il a été envisagé aussi que ce dossier pourrait tout simplement se trouver entre les mains de la Maison de Hohenzollern.

Les documents Naundorf

Le 13 juin 1836, le prince assignait la duchesse d'Angoulême et le comte d'Artois (dit Charles X) en reconnaissance d'état civil et annulation de l'acte de décès de 1795. Le 15 juin, la police du duc d'Orléans (dit Louis-Philippe I) arrêta Naundorf et saisit ses papiers, qui ne lui furent jamais restitués bien qu'aucune action judiciaire n'ait jamais eu lieu en France contre lui. Le 16 juin, la décision est prise de l’expulser vers l'Angleterre en qualité d'étranger (sous le faux prétexte qu'il était prussien). Ses avocats forment contre cette décision un recours au Conseil d’État, qui est rejeté le 2 août 1836, et l’expulsion est exécutée, le prévenu étant demeuré entre-temps en prison. L'information ouverte en 1836 contre Naundorf fut close par une ordonnance de non-lieu, en date du 9 janvier 1841, laquelle précise que la saisie des papiers est maintenue. Cette dernière décision rendait l'État français dépositaire - mais non propriétaire - et gardien des papiers saisis, dont il devait pouvoir justifier à tout moment de l'existence dans ses archives. Ce qui ne fut pas le cas…. (Cercle EHQ.Louis XVII, Cahiers Louis XVII, n° 7, décembre 1994, p. 27, Le dossier rouge, Jacques Hamann).
Les archives de la Maison de Bourbon conservent le reçu délivré alors à cet effet et qui constate la saisie de 27 documents (il est à noter que l'on avait d'abord mentionné le nombre de 26, ensuite rectifié en 27).
En quoi consistaient ces documents ? Nous l'ignorons de façon précise, mais étant donné que Naundorf avait constitué ce dossier en vue du procès qu'il venait d'intenter en reconnaissance d'état civil, il est logique de supposer qu'il y avait réuni des preuves de ses dires.

Ce noyau de base a été complété par des adjonctions ultérieures. En 1836, en effet, Xavier Laprade, partisan de Naundorf et faisant partie de son proche entourage, s'est rendu à Berlin pour recueillir des renseignements. Il a été reçu à cette occasion par le ministre de l'Intérieur de Prusse, comte von Rochow, qui a réuni un ensemble de documents à son intention, mais les a fait parvenir tout d'abord au gouvernement français. Les lettres échangées entre le comte von Rochow et Gerlach, que nous avons déjà mentionnées, se rapportent à cet épisode. Le ministre avait complété le dossier par les Aktenmässigen Notizen, dont nous avons déjà souligné le caractère peu crédible. Le dossier arriva, via la Légation de Prusse à Paris, au ministère français de la Justice, qui le transmit au ministère de l'Intérieur, lequel le fit analyser par le ministère des Affaires étrangères, avant de le retourner à la Légation qui le fit enfin parvenir à l'avocat Laprade.

En 1948, une lettre de Monsieur Georges Bidault, alors ministre des Affaires étrangères, adressée au conservateur du Donjon de Vincennes, déclarait que ce dossier avait été égaré pendant l'Occupation. Et depuis, le dossier demeure introuvable, qu'il ait été réellement égaré, ou qu'il demeure délibérément occulté sous un prétexte fallacieux (Cercle EHQ.Louis XVII, Carnets Louis XVII n° 5, septembre 1993, pp.3 à 14).
Il n'en reste pas moins que cette dernière lettre prouve qu'il a bien existé.
C'est ce dossier fantôme que l'on a appelé le dossier rouge, et ensuite le dossier vert.

Le mémoire de Monsieur Brémond

Dans le cours de l'instruction ouverte en 1836 contre Naundorf, le magistrat instructeur, le juge Zangiacomi, diligenta une commission rogatoire afin de recueillir sur cette affaire dont il avait la charge la déposition de Monsieur Jean-Baptiste Brémond, d'origine française, naturalisé suisse, et domicilié à La Tour-de-Peilz, près de Vevey, dans le Canton de Vaud.
Le témoin fut entendu par le Tribunal de district de Vevey le 24 octobre 1837, pour continuer le 4 novembre suivant. Monsieur Brémond confirma qu'il avait formellement identifié en Naundorf le fils de Louis XVI, après avoir expliqué en détail quelles avaient été ses fonctions dans l'entourage immédiat du feu Roi (il avait été secrétaire intime de Louis XVI de la fin de 1788 au 10 août 1792), ce qui l'avait amené à connaître celui qui n'était encore alors que le Dauphin et à avoir connaissance de faits des plus confidentiels.
À l'issue de ces audiences, Monsieur Brémond remis au Tribunal un long mémoire confirmant ses dires, ainsi que quatre lettres. Ces documents furent joints au dossier de l'affaire, conservé aux archives du Tribunal de district de Vevey (Le Lys de France, numéro spécial).
Bien des années plus tard, on constata par hasard que ce rapport avait disparu du dossier. Malheureusement pour les faussaires, des copies authentiques en avaient été faites, si bien que ce dossier - une fois n'est pas coutume en ce qui concerne Naundorf - a retrouvé la totalité de ses pièces.

II - LES ARCHIVES PRIVEES

Nous avons étudié jusqu’à présent le sort des archives confiées aux états et autres collectivités publiques qui ont l’obligation d’en assurer la conservation et d’en justifier vis-à-vis du public. Nous avons dû constater qu’en ce qui concerne Louis XVII ce principe est malheureusement rarement appliqué, ce qui n’est certes pas innocent.
Il nous faut examiner maintenant le sort des pièces, mémoires..., qui auraient pu subsister entre les mains de leurs auteurs, de façon tout à fait légale, en étant juridiquement propriétaires (aujourd’hui ce titre échoit à leurs héritiers légaux). Ils sont donc libres d’en disposer, de permettre ou d’interdire leur consultation, de les communiquer seulement aux personnes de leur choix, voire, au pire, de les détruire. Sur le plan historique, ils en sont néanmoins moralement responsables.

Les papiers de Laurent

C’est Barras qui, le 10 thermidor, installa Christophe Laurent, un créole de la Martinique, comme gardien du Temple, en charge des deux prisonniers, le garçon du deuxième étage et la fille du troisième. Il demeurera à ce poste du 10 thermidor an II (28 juillet 1794) - alors que sa nomination officielle ne date que du 11 thermidor - au 11 germinal an III (31 mars 1795). À cette dernière date, il démissionne sous le prétexte de retourner à la Martinique pour régler la succession de sa mère. Cette raison ne tient pas puisque la pauvre femme était morte depuis plus de vingt ans et inhumée le 24 décembre 1774 à Saint-Louis du Fort Royal de la Martinique.
La carrière de cet individu est celle d’un arriviste qui sait habilement retourner sa veste au bon moment. Né le 25 juillet 1770, à Fort Royal de la Martinique, il était d’une bonne famille et, bien qu’orphelin à seize ans, il reçut de ses deux tantes, ainsi que son frère et sa sœur, une bonne éducation. Il n’avait que 19 ans en 1789, mais se lança aussitôt dans le mouvement révolutionnaire. Cette attitude le fit mal voir dans son île et il partit pour la France, arrivant à Paris peu après le 11 août 1792.
Il n’hésita pas à rejoindre les extrémistes. Il fit partie de la section du Temple où il était très actif. C’est là qu’il connut Botot, qui deviendra le secrétaire de Barras. Lors de la journée du 9 thermidor, il attendit avec prudence à sa section de savoir qui serait vainqueur, ce qui ne l’empêcha pas ensuite de se précipiter au secours de la victoire et de continuer à sévir contre ses anciens amis. Il entra, officiellement, en fonction au Temple le 11 thermidor à 21h00.
Il fut arrêté le 5 prairial an III (24 mai 1795) à la suite des émeutes terroristes de prairial. Il est libéré à temps pour prendre part à la répression des émeutes royalistes de vendémiaire an IV (octobre 1795). Il occupe divers postes, pour de courtes périodes, aux Îles sous le Vent, à Paris, en Italie et, pour finir, part de Rochefort, en décembre 1799, avec Victor Hugues, agent du gouvernement en Guyane. Il revint deux fois en France, en 1801 et 1804, pour demander des secours pour la colonie.
Christophe Laurent mourut à Cayenne, en Guyane, le 22 août 1807, à 10h30. Il était âgé de 37 ans et ne laissait qu’un très maigre héritage dont plusieurs paquets clos de plusieurs sceaux, qui furent déposés au Greffe de la colonie.
Les recherches pour retrouver ces papiers ont échoué.
(Cercle EHQ.Louis XVII, Cahiers Louis XVII, n° 2, janvier 1992, et n° 13, juin 1998, et Dr.J.H.Petrie, op. cit., note 60, p. 271)

Les papiers de Lorinet

Bernard Nicolas Lorinet, né à Reims, le 10 septembre 1749, est d’origine purement champenoise, de Châlons par son père, et de Fismes par sa mère, née Billet. Il exerçait la profession de médecin.
Il fut membre de la Commune insurrectionnelle de Paris, celle qui fut constituée illégalement pour préparer la journée du 10 août 1792. Acquis aux idées révolutionnaires, il ne se fit remarquer par aucun exploit. Il fut de service onze fois au Temple, en qualité de commissaire de la Commune.
Si l’attention s’est malgré tout portée sur ce personnage somme toute assez falot, c’est qu’en sa qualité de commissaire il fut mêlé directement à trois événements remarquables qui se déroulèrent au Temple à l’époque qui nous intéresse.
Il était en effet de service le 19 janvier 1794 (30 nivôse an II), jour du départ de Simon, avec trois collègues : Cochefer, Lasnier et Legrand (qui furent tous trois guillotinés les 10 et 11 thermidor). Il fut donc amené à signer la décharge demandée par le ménage Simon où l’enfant est déclaré en bonne santé, termes sans appel de la part d’un médecin.
Le 28 prairial an II (6 juin 1794), il est de nouveau de garde avec deux autres collègues, Legris et Leclerc. C’est ce jour-là qu’est révélée l’utilisation de la petite porte des écuries que le concierge, du nom de Piquet, ouvre à quiconque frappe avec une pierre selon un code, sans poser la moindre question. Sans oser prendre eux-mêmes de décision, les trois révolutionnaires font parvenir à la Commune un rapport sur ce moyen d’éluder la surveillance du Temple, rapport qui ne fut suivi d’aucune décision concrète. Si bien que les petits malins (et il n’en manquait pas !) continuèrent sans état d’âme à éluder la surveillance du Temple. Ainsi, les gens bien informés entraient et sortaient du Temple comme d’un moulin !
Notre homme fut enfin de garde dans la nuit du 9 au 10 thermidor an II, qui vit la chute de Robespierre. Il était en compagnie de Tessier et Tombe. Les trois hommes furent arrêtés sur l’ordre de Barras. Tessier et Tombe recouvrèrent assez vite leur liberté qu’ils avaient demandée. Lorinet, lui, dut attendre le 25 frimaire an III (15 décembre 1794) pour sortir de prison.
Il mena dès lors une vie totalement retirée et mourut à Paris dans la misère, le 30 mars 1814. Ses héritiers furent ses cousins Billet, du côté maternel. Il laissa une malle remplie de papiers qui les rejoignit sans doute à Fismes. Ils ne s’en occupèrent pas et la maison familiale fut rasée en 1917 lors des combats en Champagne. (R.Josse, La malle de Lorinet, in La Presse & Louis XVII, Tome IV, p. 28, J.Hamann, et Dr.J.H.Petrie, op. cit., note 40, p. 270).
Nul ne sait ce qu’il est advenu de cette malle.

Le testament du docteur Jeanroy

Le docteur Nicolas Dieudonné Jeanroy, anciennement attaché à la Maison de Lorraine, avait été plusieurs fois appelé en consultation à la Cour et connaissait donc fort bien le fils de Louis XVI (il en allait de même d’ailleurs du docteur Pierre Lassus, ancien chirurgien de Mesdames, tantes du Roi). Né à Nancy en 1750, il appartenait à une véritable dynastie de médecins.
Avant de mourir, le 27 mars 1816 (le jour même où Louis XVII atteignait ses 31 ans), il laissa à ses héritiers une enveloppe scellée, à ne publier que cent ans après sa mort. Le texte original du mémoire du docteur Jeanroy a disparu au cours de l’occupation de Lille durant la Première guerre mondiale.
C’est son arrière-petit-neveu, le colonel René Jeanroy, officier attaché au Service Historique de l’Armée, qui l’ouvrira en 1916 et témoignera de son contenu. Son ancêtre mentionnait trois marques corporelles qui identifiaient Louis XVII de façon certaine : les cicatrices d’inoculation, la cicatrice de morsure de lapin à la lèvre supérieure, et la tache de vin en forme de colombe à la cuisse gauche (X. de Roche, op. cit., pp. 85-86 et Dr. J.H. Petrie, op. cit., p. 82).

Les mémoires de Monsieur de Joly

Étienne Louis Hector de Joly, né à Montpellier le 22 avril 1756, fut le dernier ministre de la Justice de Louis XVI. C’est à lui que le jeune Dauphin donnait la main lorsque au matin du 10 août 1792, la famille royale commit l’erreur fatale de se livrer à l’assemblée. C’est lui aussi qui, durant ces deux terribles journées s’éfforça de lui apporter un peu de réconfort et, notamment, de la nourriture.
L’ancien ministre était persuadé du décès du fils de Louis XVI. Il n’accepta de rencontrer Naundorf que dans le but de démasquer celui qu’il croyait être un imposteur avec lequel il eut, dans ce but, plusieurs entretiens prolongés. La ressemblance du prince avec son père, ses caractéristiques physiques, ses souvenirs dont il put vérifier personnellement l’exactitude et l’étendue, y compris sur des faits qui n’étaient connus que de ces deux hommes, le convainquirent qu’il avait bien devant lui Louis XVII.
Il consigna sa conviction dans un mémoire dicté simultanément à deux secrétaires, qu’il signa.
Tombés entre les mains de l’avocat Bourbon-Leblanc, qui joua un rôle assez trouble dans l’entourage de Naundorf, ces documents ont disparu.

Michel Jaboulay

AUTRES PIECES DISPARUES

  • Les compte-rendus du Dr Desault sur l'état de santé de l'Enfant du Temple.
  • Le dossier de l'assassinat du banquier Petitval et de sa famille. La Police l'a recherché en 1816. Pourquoi, si c'était vraiment un crime de droit commun ? Et le policier de conclure : on ne sait qui l'a pris, ni quand.
  • Les papiers du cimetière Ste Marguerite contenant l'expertise du squelette par le Dr Milcent et remis par lui à l'abbé Haumet.

Le Dr Milcent adressa à l'abbé Haumet en février 1847 des lettres et les résultats de son expertise du squelette dont un procès-verbal scientifique. A la mort de l'abbé Haumet, curé de Ste Marguerite, l'éxécuteur testamentaire restitua le dossier au Dr Milcent qui constata l'absence du rapport scientifique. Ce rapport n'a jamais été retrouvé. Il n'en fut pas trop affecté car, étant l'auteur, il en connaissait le contenu mais,

Imaginons que le décès du Dr Milcent soit intervenu avant celui de l'abbé Haumet, nous ne saurions rien de ce procès-verbal qui apporte la preuve que l'Enfant mort au Temple, étant âgé d'au moins douze ans, ne pouvait être Louis XVII.

Michelle Védrine