EXPULSION EN ANGLETERRE

Mesures préliminaires

Louis écrit à Louis-Philippe une lettre qui est publiée dans La Justice du 5 avril 1835. Il lui dit entre autres : Je n’élève point une discussion de gouvernement, mais je demande aux lois de mon pays l’annulation d’un acte qui m’a fermé toutes les voies de la vie civile. Il prévient pour terminer Orléans qu’il est de (son) devoir de (lui) laisser toute latitude et toute liberté pour faire valoir (ses) droits.

Il écrit en outre, le 17 juillet 1835, une lettre aux puissances étrangères et au gouvernement français. Il s’y proclame le dernier fils de Louis XVI et le seul Roi légitime de France.
Il déclare solennellement usurpateurs du trône de France les ex-rois Louis XVIII et Charles X, ainsi que leurs descendants, parce qu’ils avaient une connaissance directe et personnelle de son existence.
Il ajoute plus loin : Je ne demande rien que mon nom et la jouissance de mes droits civils.
Je me dispose à réclamer devant les Tribunaux l’exercice de ces droits à la succession de LL.MM. Louis XVI et Marie-Antoinette, mes père et mère, en ma qualité de duc de Normandie, dernier Dauphin de France.
Comme cette instance est entièrement étrangère à toute espèce de prétention politique, que ma présence est indispensable devant la justice, attendu les divers détails que j’ai à produire, qui ne peuvent et ne doivent être produits que par moi, j’ai lieu de croire que ma liberté sera respectée.

Assignation à comparaître

Le 13 juin 1836, Naundorf assigne la duchesse d’Angoulême et le comte d’Artois à comparaître devant la première Chambre du Tribunal civil de la Seine pour voir, dire et ordonner que l’acte de décès de Louis Charles, duc de Normandie, est nul, attendu que le requérant n’est autre que ce même duc de Normandie.
Le prince a pu constater en effet au fil du temps que toutes ses tentatives pour contacter la famille royale et se faire reconnaître pour celui qu’il est, c’est-à-dire le fils de Louis XVI, se heurtent à un silence obstiné. Il sait que les siens ne veulent pas et ne voudront jamais entendre parler de son existence : pour eux, l’héritier légitime du trône est mort au Temple, dégageant ainsi, fort heureusement pour eux, la voie vers cette royauté si convoitée.

A-t-il d’ores et déjà pris conscience que la duchesse d’Angoulême n’est pas sa sœur ? Ce n’est pas certain à cette date, mais ce le sera quelques mois avant son décès, neuf ans plus tard, grâce aux témoignages narrant l’entretien incognito que la duchesse accorda alors au prussien, après la mort du duc d’Angoulême (décédé à Gorizia le 3 juin 1844).
Si l’on tient compte du fait que Louis ne tentera plus de contacter sa famille entre 1836 et 1844, il semble assez vraisemblable que, lorsqu’il lance son assignation à comparaître, il sait déjà à quoi s’en tenir sur la duchesse d’Angoulême ou qu’en tout cas il a de sérieux doutes à son sujet..
Il ne manque pas dans l'entourage du prince, parmi ceux qui l’ont identifié, de personnes qui ont fréquenté la Cour des Tuileries sous Provence et Artois et qui ont donc pu approcher la prétendue Dauphine. Or ces mêmes personnes étaient avant la révolution et au début de celle-ci présentes à la Cour de Louis XVI et connaissaient donc fort bien les Enfants de France. Nombre des anciens familiers de Versailles se sont étonnés de ne rien retrouver de Mousseline dans la duchesse. Ils n’ont certes pas manqué de faire part de leurs observations à leur cher prince retrouvé.

Arrestation arbitraire

Le surlendemain, 15 juin, le prince est arrêté et jeté en prison, sans que les autorités arguent d’un motif quelconque, sans laisser de copie du mandat d’arrêt lancé contre lui. Qui plus est, tous ses papiers sont saisis, sans que les policiers qui opèrent se donnent même la peine d’en dresser un inventaire. Toutes les tentatives pour obtenir sa libération se heurtent à une fin de non recevoir. Le commissaire chargé de l'opération se borne à délivrer un reçu pour 26 pièces, ce dernier nombre étant ensuite raturé (quand et par qui ? On ne sait) et changé en 27.

Aux amis et hommes de loi qui s’efforcent d’obtenir l’annulation de cet acte illégal de l’autorité publique, il est répondu que c’est en sa qualité d’étranger que Naundorf a été arrêté et que le gouvernement a donné en conséquence l’ordre de l’expulser.
Or deux lois seulement pouvaient être invoquées pour fournir un semblant de fondement juridique à l’action de la police.

D’une part, l’article 7 de la loi du 28 vendémiaire an VI (19 octobre 1797) est ainsi conçu : Tous étrangers voyageant dans l’intérieur de la république ou y résidant sans y avoir une mission des puissances neutres et amies, reconnues par le gouvernement français, ou sans y avoir acquis le titre de citoyen, sont mis sous la surveillance spéciale du directoire exécutif, qui pourra retirer leurs passeports et leur enjoindre de sortir du territoire français s’il juge leur présence susceptible de troubler l’ordre et la tranquillité publique.
Rien dans ce texte n’autorise le directoire exécutif (le gouvernement de l’époque) à procéder à une arrestation arbitraire suivie d’une expulsion, ni à saisir les papiers de l’étranger visé. Il peut seulement leur donner l’ordre de quitter le territoire français.

D’autre part, la loi du 21 avril 1832, comporte trois articles :
Art. 1 - ... autorise le gouvernement à réunir dans une ou plusieurs villes qu’il désignera les étrangers réfugiés qui résideront en France.
Art. 2 - Le gouvernement peut enjoindre à ces étrangers réfugiés de sortir du royaume, s’il juge leur présence susceptible de troubler l’ordre et la tranquillité publique.
Art. 3 - Cette loi ne sera en vigueur que pendant une année, à compter du jour de sa promulgation.
Cette dernière loi, non prorogée, est donc caduque le 15 juin 1836, date de l'arrestation du prince : elle est de ce fait inapplicable.

Ce sont ces objections que les avocats du prince font connaître dans une lettre au ministre de la Justice en date du 19 juin 1836, signée par Messieurs Gruau, avocat, ancien procureur du Roi, et Briquet, avocat à la Cour royale. On peut observer que ces deux hommes de loi invoquent dans cette missive des titres qui ne sont pas négligeables.
Pour sa part, le prince écrit depuis son cachot, le 28 juin 1836, à Orléans pour protester contre le sort qui lui est fait. Le même jour, ses avocats s'adressent eux aussi par écrit directement à Orléans.
Malgré toutes ces démarches, Louis est expulsé vers l'Angleterre le 12 juillet 1836, entre deux gendarmes qui voyagent avec lui, à ses frais, pour le garder. Un arrêté du Conseil d'État en date du 2 août 1836 rejettera toutes ces démarches. Les papiers saisis demeurent entre les mains de l'administration judiciaire, qui ne les a jamais restitués.

En un mot comme en cent, nous sommes là en présence d'un abus de pouvoir caractérisé de la part des autorités françaises. La preuve est faite que celles-ci ne reculent - et ne reculeront à l'avenir - devant aucune forfaiture, aucune ignominie, pour faire taire ce gêneur … qu'on n'a pas réussi à assassiner.
Le mot forfaiture est un terme juridique dont le dictionnaire Robert donne la définition suivante : Crime dont un fonctionnaire public se rend coupable en commettant certaines graves infractions aux devoirs de sa charge. Voilà qui décrit très exactement l'action des services judiciaires français dans cette affaire. Et cette façon de procéder est bien définie comme un crime.

L'enquête judiciaire

La police perquisitionna au domicile de Madame de Rambaud, ainsi qu'à celui de Monsieur et Madame Marco de Saint-Hilaire. Elle saisit certains de leurs papiers. Ils reçurent force convocations devant les services de police ou devant un juge d'instruction. Aucun d'entre eux ne renia le prince malgré ces persécutions.
Toute cette procédure, confiée au juge d'instruction Zangiacomi, finit par être classée sans déboucher sur un procès que les autorités françaises ne désiraient en aucune façon.
C'est dans le cadre de cette enquête qu'il fut envisagé d'envoyer une commission rogatoire en Prusse. Mais une note manuscrite sur un document à ce sujet révèle la nature exacte de la procédure engagée : ces quelques mots signalent que l'on a toujours refusé de faire exécuter en France les commissions rogatoires relatives à des procès politiques. On remarque en même temps que la mention complot contre la sûreté de l'État a été biffée et, semble-t-il de la même plume, remplacée par le seul mot escroquerie.
Cette action eut néanmoins deux prolongements particulièrement intéressants.

La déposition de Monsieur de Brémond
Jean Baptiste Jérôme Brémond fut, de 1788 au 10 août 1792, le secrétaire particulier de Louis XVI. Il travaillait quotidiennement avec le Roi et a donc été de ce fait directement informé de nombreux faits ignorés du public, et même des personnes qui n'avaient pas un contact aussi proche avec le souverain.
Ayant quitté Paris quarante jours après la chute des Tuileries, il parvint à gagner la Suisse, et s'établit comme industriel à Semsales dans le Canton de Fribourg. Il était en contact étroit avec Monsieur de Montciel, lui aussi réfugié en Suisse et qui fut à la même époque ministre de l'Intérieur de Louis XVI. Au fil des ans, Monsieur de Brémond avait acquis la nationalité helvétique. En 1837, il vivait retiré à La Tour-de-Peilz, commune au bord du lac Léman, jouxtant Vevey, dans le Canton de Vaud.
Messieurs de Montciel et Brémond géraient de concert avec soin et honnêteté un capital que leur avait confié Louis XVI, à charge pour eux de le remettre à son fils en cas de nécessité.
C'est là qu'en 1837 Monsieur Brémond reçut une convocation du Tribunal de district de Vevey pour déposer sur commission rogatoire du juge Zangiacomi. Il fut entendu par cette instance les 1er et 4 novembre 1837. Il affirma avoir connu le duc de Normandie pour l'avoir rencontré maintes fois entre 1788 et le 10 août 1792. Il confirma qu'il l'avait identifié sans erreur lorsque ce prince était venu lui rendre visite à Semsales en 1836 pour lui demander conseil sur l'instance qu'il avait l'intention de lancer contre la duchesse d'Angoulême. Le dialogue suivant s'engagea entre les juges helvétiques et le témoin :
- À quoi avez-vous reconnu le Prince ?
- En particulier en ce qu'il connaissait la cachette faite par son père, dans le Palais des Tuileries; cachette que lui seul pouvait connaître, comme ayant été seul présent, lorsque son père l'a fermée; de plus par plusieurs autres détails que le Prince m'a communiqués et qu'il s'est réservé de rendre publics lui-même. Les détails qu'il m'a donnés sur la cachette des Tuileries, sont pour moi une preuve évidente de l'identité de la personne.
- Comment avez-vous eu connaissance de la cachette des Tuileries ?

- Par S.M. le Roi Louis XVI auquel je fis observer, par l'entremise de Monsieur de Montciel, alors Ministre de l'Intérieur, que l'armoire de fer qui recelait des papiers secrets, pouvait être découverte dans des temps de malheurs et qu'il fallait enlever de là ce qui était convenable. Le Roi répondit que cela était déjà fait et que voulant prévenir le cas de sa mort, il avait déposé, dans une cachette secrète faite en présence de son fils seul, les documents authentiques dont son dit fils aurait besoin un jour pour sa conduite. C'est Monsieur de Montciel qui m'a rapporté la réponse du Roi..
Nous pouvons remarquer que les principaux témoins qui ont reconnu Louis XVII en Naundorf, qu'ils aient été d'anciens membres de la Cour de Louis XVI ou du personnel du Temple, ont usé d'arguments exacts mais tous différents de l'un à l'autre. Ce fait prouve l'excellente mémoire que le prince avait gardée de sa vie d'enfant et réduit à néant l'insinuation qu'il recueillait des précisions auprès des uns pour les réciter aux autres.
Outre sa déposition, Monsieur Brémond remit au Tribunal de district de Vevey un long mémoire qu'il avait rédigé pour préciser et commenter ses dires. Ce mémoire fut annexé au dossier. Bien des années plus tard, quelqu'un s'aperçut que ce mémoire avait disparu du dossier: on en avait découpé les pages pour les faire disparaître. Mais nos voisins helvétiques sont des gens sages et avisés, ils avaient pris plusieurs copies authentiques de ce texte. C'est l'une d'entre elles qui se trouve aujourd'hui dans le dossier.

Les Aktenmässige Notizen
C'est sous ce titre - en allemand, bien sûr - que le ministre de l'Intérieur de Prusse en 1836, le comte von Rochow fit rédiger un résumé de ce que savait son administration au sujet du dénommé Karl Wilhelm Naundorf.
Traduit littéralement en français, ce titre devient : Notes conformes aux documents.
Que ce texte soit conforme à des documents en possession du ministère en question, il n'y a aucune raison d'en douter. Mais de quels documents s'agit-il en réalité ? Sélectionnés par qui ? Et selon quel(s) critère(s) ?
Nous avons vu en effet qu'il existait en réalité deux Karl Wilhelm Naundorf, dont l'un portant régulièrement ce patronyme et sans doute individu peu recommandable vivant plus ou moins en marge des lois prussiennes, l'autre notre prince à qui les services spéciaux prussiens avaient imposé ce nom pour faire, en cas de nécessité, l'amalgame entre les deux personnages.
Les Notes avaient été rédigées en réponse à la demande formulée par l'avocat Xavier Laprade, un fidèle de Louis XVII qui, en cette année 1836, s'était rendu à Berlin pour rechercher des documents et avait été reçu par le comte von Rochow.
Au lieu toutefois de remettre ce texte directement à l'avocat, le ministre l'avait fait parvenir à la légation de Prusse à Paris, à charge pour elle de le communiquer au gouvernement français. Le ministère français des Affaires étrangères en prit connaissance et le transmit à son ministre de l'Intérieur en soulignant qu'il n'y avait rien à en tirer. Ce dernier retourna donc le document à la légation de Prusse qui le fit parvenir alors à l'avocat Xavier Laprade après cet étrange périple.
Il ne fait cependant guère de doute que les services français, soit de l'Intérieur, soit des Affaires étrangères, en ont pris copie au passage.

Le dossier rouge
Les papiers saisis au prince en juin 1836 ont été remis au juge d'instruction Zangiacomi. Le dossier qu'il avait ouvert pour suivre cette affaire a été par la suite retrouvé vide. Des chercheurs ont parlé d'un dossier - dit rouge, qui, en réalité serait peut-être vert - et contiendrait ces documents avec d'autres pièces concernant Louis XVII (peut-être la copie du dossier que le président Le Coq avait constitué lorsqu'il avait reçu les papiers d'authentification de Louis XVII).
Différents hauts personnages politiques français, dont Georges Clémenceau alors qu'il était ministre de l'Intérieur, auraient vu ce dossier. Toujours est-il que ses documents n'ayant pas été rendus au prince, ils doivent bien se trouver dans des archives, soigneusement cachés pour qu'aucun chercheur ne puisse retrouver leur trace (il est si facile de changer subrepticement la cote d'un dossier d'archive !). Cette dernière réflexion laisse à penser que ce dossier n'est pas aussi «fantôme» que certains se plaisent à le dire.

Il est un autre dossier dont nous avons la certitude par témoignage qu'il existait entre les deux guerres dans les archives prussiennes : celui du président Le Coq, qui contenait les preuves formelles de l'identité de Louis XVII. On ne connaît pas le sort de ce dossier après 1945 mais, s’il a échappé à la destruction, il est vraisemblable qu’il dort soit dans les archives de la famille Hohenzollern soit dans les archives saisies en Allemagne après la défaite et maintenant en Russie.

ICONOGRAPHIE : Le portrait de Naundorf en 1835 est extrait du Louis XVII de Xavier de Roche. Les autres pièces proviennent du Bulletin de l'Institut Louis XVII 3, rue des Moines 75017 PARIS.