LA JOURNÉE DU 20 JUIN 1792

Après la malheureuse équipée de Varennes, la situation de la monarchie, déjà chancelante, ira en se dégradant très rapidement. N’ayant pas su prévenir l’orage avant 1789, elle le subit désormais de plein fouet.
La Constituante - en réalité les anciens États Généraux, qui n’avaient pas été élus pour bouleverser le royaume - tient sa dernière séance le 30 septembre 1791. La Législative lui succède dès le lendemain, 1er octobre, et poursuit la même œuvre satanique.

La crise constitutionnelle

Dès le 25 juin, jour du retour de la famille royale à Paris, Louis XVI a été suspendu jusqu’à nouvel ordre par l’Assemblée nationale. Il est évident que dès lors la royauté, qui avait déjà perdu la quasi-totalité de son pouvoir au profit de ce ramassis de bavards, n’est plus qu’une fiction.
Le Roi est entendu par trois commissaires de l’Assemblée, d’André, Duport et Trounchet, sur les circonstances de ce qu’elle a qualifié par prudence d’enlèvement.
Le 15 juillet, un décret proclame le Roi inviolable, ce qui exclut tout jugement : on sait ce qu’il adviendra de cette décision dix-huit mois plus tard !
Le lendemain, 16 juillet, il est décidé que la suspension du Roi est maintenue jusqu’à ce qu’on lui ait présenté et qu’il ait ratifié la constitution.
L’Assemblée clôt ses débats sur la constitution le 3 septembre et le Roi la sanctionne le 13 septembre. Le lendemain, Louis XVI prête serment à la constitution devant l’Assemblée.

Prenant ses précautions avec son opportunisme habituel, le duc Philippe d’Orléans, le futur Égalité régicide, renonce à ses droits éventuels à la régence dès le 28 juin. Il n’avait jamais pardonné à Marie-Antoinette l’attitude ironique de la Cour après qu’il a été traité de couard en raison de son attitude quelque peu ambiguë à la bataille navale d’Ouessant contre les Anglais. Il avait prétendu ne pas avoir vu les signaux du commandant de la flotte, le grand marin Du Chaffault. Son inaction avait coûté à la France une victoire totale qu’elle aurait remportée sans cela. Il est vrai aussi qu’Orléans était un ardent propagandiste de l’anglomanie.

Le 27 juin, les jacobins de Montpellier avaient envoyé une pétition demandant l’instauration d’une république. Mais les 19 et 20 septembre, le Roi est acclamé par la foule au Théâtre Italien et à l’Opéra.

Les prémices

L’Assemblée continue son travail de démolition du royaume pour instituer le pouvoir absolu de la bourgeoisie et, essentiellement, des robins : nombre de députés sont avocats, et pas toujours les meilleurs, hélas.

Les émigrés
Le 9 juillet, les émigrés sont sommés de rentrer sous deux mois. Le 17 août, un nouveau décret leur enjoint de rentrer sous un mois.
Le 25 du même mois, il est décidé que les officiers déserteurs et émigrés seront poursuivis comme transfuges.
Le 31 octobre, la Législative enjoint à Monsieur, comte de Provence, frère du Roi, de revenir en France sous peine de perdre ses droits à la régence.
Un décret du 9 novembre de la Législative enjoint aux émigrés de revenir en France avant le 1er janvier 1792, sous peine de voir leurs biens confisqués et d’être condamnés à mort par contumace.
Le Roi oppose son veto le 11 novembre à ces deux derniers décrets, mais il demande à ses frères et aux émigrés de rentrer. Les princes refusent à cause de la captivité physique et morale où Sa Majesté est retenue.
La Législative, le 18 janvier, prive Monsieur, frère du Roi, de ses droits éventuels à la régence et, le 9 février, confisque les biens des Français à l’étranger au profit de la nation.

La lutte contre l’ordre ancien
L’Assemblée abolit le 30 juillet les décorations et signes extérieurs de distinction de naissance.
L’ordre des avocats est supprimé le 2 septembre, et c’est le tour des Cours des Comptes le 17 septembre. La Sorbonne est supprimée le 5 avril.
La première décision que prend la Législative abolit les appellations de Sire et de Majesté, attribue au Roi un siège identique à celui du président de l’Assemblée et autorise les députés à s’asseoir en sa présence. Ce décret est néanmoins aboli le lendemain.
Le 31 décembre, un décret de la Législative supprime l’hommage au Roi à l’occasion du 1er janvier.
Le 16 janvier, la Législative décide de casser et de renouveler complètement la garde personnelle du Roi. Elle supprime ensuite la garde constitutionnelle du Roi le 29 mai.

L’organisation des nouveaux pouvoirs
Une police municipale et correctionnelle est organisée le 19 juillet, et la garde nationale le 28. Les députés légifèrent sur la police de sûreté, la justice criminelle et les jurys le 16 septembre. Le code pénal est promulgué le 25 septembre. Le 20 mars, la Législative décide d’engager les dépenses relatives à la construction de guillotines.
Le 9 août, l’Assemblée proclame la France indivisible.
Le 4 août, les députés mettent au point la levée de gardes nationaux, les volontaires de 1791. Ils décident le 28 août de rétablir la discipline dans les armées. Le 23 septembre, le commandement de la garde nationale de Paris est attribué à chacun des commandants des six légions à tour de rôle. Le 29, la participation à la garde nationale est limitée aux citoyens actifs et à leurs fils. Le 28 décembre, la Législative organise des bataillons de volontaires.
Un décret de la Législative ordonne la levée de 20.000 fédérés qui doivent former un camp à proximité de Paris. Le Roi y oppose son veto le 11 juin.
Une loi organique sur la presse est votée le 23 août.
La Constituante décrète le 27 septembre que tout homme vivant en France est libre, quelle que soit sa couleur, ce qui laisse subsister l’esclavage dans les colonies. Le 24 mars, l’Assemblée décrète l’égalité politique pour les hommes de couleur libres des Antilles.
Le 1er novembre, émission de cent millions d’assignats, portant le total émis à mille neuf cents millions. Émission de trois cents nouveaux millions le 17 décembre. Le 21 avril, la dépréciation de l’assignat par rapport à l’or se chiffre à 50 %. Émission de trois cents millions d’assignats le 30 avril.
Un décret de la Législative en date du 1er février 1792 institue l’obligation d’avoir un passeport pour se déplacer à l’intérieur du royaume.
Le 20 juin, avec l’appui, au moins partiel, de la municipalité parisienne et, entre autres, du procureur général Manuel et du substitut Danton, se met en place un comité insurrectionnel secret qui remplacera désormais, de façon totalement illégale, la municipalité élue : c’est la Commune insurrectionnelle de Paris.

La lutte antireligieuse
Le port d’habits ecclésiastiques en dehors des édifices religieux est interdit le 15 août, date symbolique à ce sujet. Le 29 novembre, la Législative ordonne aux prêtres réfractaires de prêter un serment civique sous peine d’être considérés comme suspects : le Roi y oppose son veto le 19 décembre.
Le 27 mai un décret de l’Assemblée ordonne la déportation des prêtres réfractaires. Le Roi y oppose son veto le 11 juin.

Les événements à l’étranger
Dans sa déclaration du 6 juillet, l’empereur Léopold II demande aux autres souverains de se joindre à lui pour exiger le respect de la liberté et de l’honneur du Roi de France.
À Saint-Domingue, les noirs entrent en insurrection le 22 août.
À Pillnitz, en Saxe, l’empereur Léopold II et le roi de Prusse Frédéric-Guillaume II signent en présence de l’électeur de Saxe et du comte d’Artois, une déclaration dans laquelle ils manifestent leur volonté de mettre le Roi de France en état d’affermir les bases d’un gouvernement monarchique.
À la suite d’un plébiscite, Avignon et le Comtat Venaissin, possessions des Papes, sont incorporés à la France.
Léopold II d’Autriche décède à Vienne le 1er mars 1792. Son fils, François II, lui succède.
Le 16 mars, le roi de Suède Gustave III, est assassiné. Son fils, Gustave IV, lui succède.
L’armée russe entre en Pologne le 19 mai.

Les troubles
Gallois et Gensonné, envoyés en Vendée pour enquêter sur les troubles qui s’y déroulent, font rapport à l’Assemblée le 9 octobre. Le 16, de graves émeutes contre-révolutionnaires éclatent à Avignon. Un rapport du directoire du département de la Mayenne est lu le 6 novembre à l’Assemblée : il annonce la préparation d’une insurrection contre-révolutionnaire sous la direction de prêtres réfractaires.
Les frères du Roi approuvent le 5 décembre le plan d’insurrection en Bretagne élaboré par le marquis de La Rouërie.
La population de Paris pille les épiceries le 23 janvier, alors que la spéculation sur le sucre et le café se déchaîne en raison de l’insurrection de Saint-Domingue. Le 13 février, les magasins des grainetiers sont pillés à Montlhéry. Une émeute se déclenche le lendemain à Dunkerque et voit le pillage des magasins du port. Le 23 février, affrontement à Beauvais entre l’armée et la foule à propos d’un chargement de grains.
Le 18 février, le 14ème régiment d’infanterie se mutine à Béthune.
Les paysans des environs de Mende, menés par leurs curés réfractaires, occupent la ville le 26 février. Le 3 mars, c’est le maire d’Étampes qui est massacré, tandis que le 8 l’armée écrase une émeute à Conches.

La guerre
Le 20 octobre, Brissot et ses amis commencent leur propagande belliciste. Le 25 octobre, Vergniaud propose à la Législative de prendre l’offensive militairement.
Le 14 décembre, Louis XVI annonce à la Législative qu’il exige de l’archevêque-électeur de Trèves la dispersion des rassemblements d’émigrés sur ses terres avant le 15 janvier 1792.
Une note de l’empereur avise le gouvernement français qu’il défendra l’archevêque-électeur de Trèves contre une agression militaire de la France et reprend les éléments de la déclaration de Pillnitz du 27 août.
La Législative vote le 29 décembre un crédit de 20 millions pour la guerre, guerre qu’Isnard qualifie dans un discours d’indispensable pour consommer la révolution.
Le 25 janvier, la Législative envoie un ultimatum à Léopold II d’Autriche. Le ministère réitère cette démarche le 25 mars.
Le 20 avril, déclaration de guerre de la France au roi de Hongrie et de Bohême. Le 28, les troupes de Rochambeau entrent en Belgique. Mais le lendemain une contre-offensive autrichienne provoque la débandade de l’armée française. Le général Dillon, qui cherchait à rameuter ses troupes, est massacré par elles.
Le 5 mai, l’Assemblée ordonne la levée de 31 nouveaux bataillons. Mais le 6, le régiment Royal-Allemand passe à l’ennemi, suivi le 12 par les régiments de hussards de Saxe et de Bercheny.

L’émeute

Une atmosphère tendue
Durant toute cette période, c’est la tristesse qui régne aux Tuileries. On est bien loin de la magnificence de Versailles ! Un reste d’étiquette subsiste, mais ce n’est plus qu’une façade.
Malgré son jeune âge, le petit prince lui-même remarque les signes de désarroi. Le matin, il va souvent jouer et jardiner dans son petit carré de la terrasse du bord de l’eau. Un jour, une brave femme l’approche pour le prier de solliciter une grâce : Ah, Monseigneur, si j’obtenais cette faveur, je serais heureuse comme une reine ! Louis Charles, qui cueillait des marguerites, sans doute pour la Reine, à son habitude, relève la tête et la regarde : Heureuse comme une reine ? …. Moi, j’en connaîs une qui ne fait que pleurer !
Un autre jour, il se décide à solliciter une explication de son père : Je voudrais vous dire quelque chose de sérieux. Pourquoi votre peuple, qui vous aimait tant, est-il tout à coup fâché contre vous ? Qu’avez-vous fait pour le mettre si fort en colère ? Louis XVI ne répond rien : que pourrait-il répondre à ce gamin qui vient juste d’avoir sept ans ?
Louis XVI sait fort bien que la constitution qu’il vient de sanctionner est inapplicable dans les faits. Il pense qu’en l’appliquant exactement il prouvera au peuple ses défauts irrémédiables. Il ne se doute certes pas que les députés et municipaux déchaînés ont d’autres idées en tête et qu’ils ne lui laisseront pas le temps de se livrer à cette démonstration.

La journée s’organise
Le 17 juin, la Législative a formé une commission des douze pour veiller aux dangers de la patrie : il s’agit en réalité de l’ébauche du futur Comité de Salut Public.
Le 19 juin on voit rôder dans Paris ces visages sinistres qui ne s’y montrent qu’aux heures les plus sombres : la révolution, contrairement aux affirmations de la plupart des historiens, n’a pas été faite par le peuple de Paris, mais contre lui, qui ne demandait qu’à vivre en paix. Toutes les émeutes qui ont jalonné la révolution de repères sanglants sont le fait d’un ramassis de vagabonds, de prisonniers évadés ou libérés tout exprès, et d’étrangers sans feu ni lieu, soldés par des mains qui, pour être théoriquement anonymes, n’en sont pas moins pour la plupart parfaitement connues : Philippe d’Orléans y consacra sa fortune. Devant ces nouveaux écorcheurs, le premier mouvement des Parisiens a toujours consisté à se barricader chez soi.
Des groupes armés se forment ici et là. Il n’est qu’un cri dans la ville : il faut aller à l’Assemblée exiger la suppression du veto ! Mais le directoire du département a décrété que tout rassemblement serait contraire à la loi. Pétion, maire de Paris, tourne cette interdiction en autorisant l’attroupement à marcher et à se réunir sous ses drapeaux et sous le commandement de ses chefs.
En résumé, la Commune insurrectionnelle de Paris prépare une émeute légale, ou du moins parée des oripeaux d’une fausse légalité.

Des bruits courent : dix-huit mille chevaliers du poignard seraient rassemblés au château pour défendre le Roi et sa famille. Les Tuileries étaient certes vastes, mais on se demande comment une telle foule de défenseurs, même pauvrement armés de simples poignards, auraient pu se masser en secret dans le château !
On dit aussi que le Roi se serait confessé et qu’il aurait rédigé son testament. Il faut noter que le fait de se confesser, pour le Roi Très Chrétien, attaché au catholicisme, ne devrait étonner personne. Quant à rédiger son testament, c’est le fait de tout citoyen prévoyant - le Roi comme tout autre -, surtout dans une période troublée, et que cela n’a jamais fait mourir personne.

Défilé des émeutiers à la Législative
Le matin, un groupe de pétitionnaires veut défiler à la barre de l’Assemblée. Un de leurs délégués est admis et dit aux députés : Nous demandons que vous pénétriez la cause de l’inaction de nos armées. Si elle dérive du pouvoir exécutif, qu’il soit anéanti. Le sang des patriotes ne doit pas couler pour satisfaire l’orgueil et l’ambition du perfide château des Tuileries».
Le déroulement et le but du complot sont parfaitement clairs après cette harangue dénuée d’ambiguïté. Après avoir constitué la Commune insurrectionnelle de Paris, après avoir créé d’avance l’embryon du futur Comité de Salut Public, après avoir organisé ouvertement une manifestation interdite, on vient déclarer tout net à l’Assemblée que le but de tout ce remue-ménage n’est autre que la chute de la monarchie !
Car si nos armées font piètre figure face à des Autrichiens pourtant guère actifs eux-mêmes, la responsabilité n’en échoit pas au Roi, mais aux révolutionnaires qui le savent d’ailleurs fort bien !
Comme toutes les journées révolutionnaires, celle du 20 juin 1792 n’est qu’une sinistre mascarade, une escroquerie relevant d’un plan à long terme de lutte antimonarchique et anti-chrétienne concocté de longue date par des meneurs occultes et mis en œuvre par un troupeau d’imbéciles.

Finalement, à 14h00, les émeutiers sont autorisés à défiler devant la Législative qui, comme toujours dans ce genre de circonstances, ne devait pas en mener large : les députés veulent bien pérorer sur le peuple, mais surtout pas se mêler à lui !
Précédé d’une dizaine de musiciens, un ramassis de citoyens de toutes les sections et de détachements de la garde nationale s’écoule en vociférant devant les députés. Les hommes sont armés de piques, de bisaiguës, de tranchets, de couteaux, de bâtons. Quelques femmes agitent des sabres. Cette foule immonde agite des enseignes : À bas le Veto ! - Avis à Louis XVI : le peuple est las de souffrir. - La liberté ou la mort ! .
La foule, après avoir défilé, veut s’écouler par les Tuileries. Les postes habituels de la garde nationale qui protègent le château n’ont pas été doublés. On s’est borné à fermer les grilles. Celles-ci cèdent sous la pression de la foule qui, ayant traversé les jardins, revient par les guichets du Louvre et se retrouve au Carrousel, devant l’entrée du château.
Il est 16h00.

L’assaut du château
Santerre qui est sorti bon dernier de l’Assemblée se tient devant la grande porte. Il demande : Pourquoi n’êtes-vous pas entrés dans le château ? Il faut y aller ; nous ne sommes descendus que pour cela.
Nouvel aveu, et de taille, du but réel de l’émeute. La foule se rue et envahit la demeure royale.
Derrière le général Santerre, un groupe de citoyens de la section du Val-de-Grâce traîne vaille que vaille un canon. Santerre se tourne vers les gardes nationaux du bataillon des Petits-Pères, affectés ce jour-là à la garde du château et leur crie : Si vous refusez l’ouverture des portes, on les brisera à coups de boulets ! La garde s’écarte…

Un bruit sourd envahit dès lors le bâtiment, dû au martellement de tous ces pas dans le grand escalier. Un grand fracas s’y ajoute bientôt : les émeutiers ont imaginé de monter le canon au premier étage.
La foule s’entasse dans le grand vestibule qui occupe tout le premier étage du pavillon central. Marie-Antoinette, dont les appartements sont au rez-de-chaussée, entend une porte que l’on fait sauter à coups de hache au-dessus de sa tête. La foule vient d’entrer dans l’Œil-de-bœuf, du même nom qu’à Versailles, qui sert de vestibule à la Chambre de parade. Après cette pièce se trouvent en enfilade la Salle du conseil, la Galerie de Diane, les appartements du Roi et ceux des enfants royaux.

Au rez-de-chaussée, d’autres émeutiers, des Piques, cherchent l’appartement de la Reine. Quelques gardes nationaux se trouvent dans l’antichambre, mais laissent passer le flot : les fusils ne seront même pas décrochés des râteliers !
Un homme parvient jusqu’à une porte dont il enfonce les panneaux à coups de hache : J’aurai la Reine morte ou vive ! Marie-Antoinette, qui est tout près, l’entend distinctement. Elle veut se réfugier auprès du Roi qui, au premier étage, s’est avancé au-devant de l’émeute.
Ses femmes l’entraînent en courant dans l’appartement du Dauphin, mais le valet de chambre du prince l’a porté chez Madame Royale. Marie-Antoinette retrouve enfin ses deux enfants et tous trois se réfugient dans un petit passage séparant la chambre du Dauphin de celle du Roi : dissimulée dans une boiserie, on ne peut la déceler. C’est par ce corridor que Louis XVI est sorti un an plus tôt.
Un quart d’heure plus tard, on vient enfin annoncer à la Reine que le Roi et sa sœur, Madame Élisabeth, cernés par la foule, se trouvent dans l’Œil-de-bœuf. Autour d’elle, le tumulte va croissant, les cris de mort redoublent. Le bruit des portes qui volent en éclats sous les coups de hache se rapproche. La première salle de l’appartement du Dauphin est forcée.

Laissez-moi me rendre aurpès du Roi, mon devoir m’y appelle ! dit-elle en pleurant au petit groupe qui l’entoure et elle s’avance pour s’y rendre. Le chevalier de Rougeville, un des Chevaliers du poignard, un familier des Tuileries, l’arrête : Où allez-vous, Madame ? - Près du Roi…C’est sur vous, Monsieur, que je compte pour me faire parvenir près de lui».
Le chevalier de Rougeville l’empêche de passer. Marie-Antoinette le supplie : Ce n’est qu’à moi que le peuple en veut… Je vais leur offrir leur victime !
Conscient que l’apparition de la Reine dans l’antichambre donnerait le signal de la curée, Rougeville ne l’écoute pas et l’entraîne vers la Chambre du conseil qui n’a pas encore été envahie. Rougeville place Marie-Antoinette, ses enfants et ses femmes derrière une lourde table que l’on pousse dans un angle. Trois rangs de grenadiers de la section royaliste des Filles Saint-Thomas se rangent devant la table.

Durant ce temps, Louis XVI, ayant sa sœur à ses côtés, est toujours bloqué dans l’Œil-de-bœuf par les émeutiers. Ils lui demandent de retirer son veto et menacent de revenir tous les jours. Le Roi répond sans se départir de son calme : La force ne fera rien sur moi : je suis au-dessus de la terreur.
On lui tend un bonnet rouge dont il se coiffe. Il accepte de crier Vive la nation ! Mais il ne cède pas. Le boucher Legendre l’invective : Monsieur, écoutez-nous ; vous êtes fait pour nous écouter… Vous êtes un perfide. Vous nous avez toujours trompés ; vous nous trompez encore. Mais prenez garde à vous ; la mesure est à son comble, et le peuple est las de se voir votre jouet. Ce discours n’a pas plus d’effet que les autres menaces.
La Législative poursuit ses bavardages au Manège, sans se porter au secours du pouvoir exécutif, lequel n’a plus de pouvoir que le nom.
Le Roi ne peut être en danger : il est entouré par le peuple ! s’écrie Thuriot. Ce n’est pas le peuple ; ce sont des brigands ! réplique Beugnot, avouant par là même ce que chacun sait, c’est-à-dire que la révolution n’a pas été l’œuvre du peuple mais d’un ramassis d’individus de sac et de corde sous l’empire de meneurs occultes.

Depuis le début de l’après-midi, le maire de Paris, Pétion, se trouvait à l’Hôtel de Ville, regardant passer la foule en murmurant : Que ce spectacle est beau !
À 18h00, il se présente enfin aux Tuileries et s’avance vers le Roi : Sire, je viens d’apprendre dans l’instant la situation dans laquelle vous êtes… - «Cela est bien étonnant, lui répond Louis XVI avec calme, il y a deux heures que cela dure !
Pétion grimpe sur les épaules de deux grenadiers tandis que le Roi agite une sonnette. Le maire prononce quelques mots ahurissants de mauvaise foi : Le peuple a fait ce qu’il devait faire. Vous avez agi avec la fierté et la dignité d’hommes libres. Mais en voilà assez : que chacun se retire
Louis XVI apporte une précision : J’ai fait ouvrir les appartements d’apparat ; le peuple défilant du côté de la galerie aura plaisir à les voir.

Les émeutiers traversent la Chambre de parade. On ouvre la porte de la Chambre du Conseil et tous se figent : Marie-Antoinette, qu’ils ont tant cherchée, est là, derrière la table sur laquelle se tient debout le petit Dauphin. Santerre entre le premier et interpelle les grenadiers et les femmes : Faites place pour que le peuple entre et voie la Reine ! Les soldats se rangent de côté et un officier de la 17ème division pose un bonnet rouge sur la tête de Marie-Antoinette. La Reine l’enlève et le pose sur la tête de son fils. Santerre s’avance vers la table sur laquelle il s’appuie : Ne craignez rien, Madame, je ne veux pas vous faire du mal, mais songez que vous êtes dans l’erreur et qu’il est dangereux de tromper et de vouloir en imposer au peuple. Néanmoins je réponds de tout et je vais faire défiler… Et, se tournant vers la foule qui s’est arrêtée sur le seuil de la pièce, il s’écrie : Regardez la Reine et le Prince royal !
Le flot des émeutiers s’écoule lentement, agitant des écriteaux avec l’inscription Marie-Antoinette à la lanterne ! Une virago l’interpelle : Tu es une infâme ! - Vous ai-je jamais fait aucun mal ? murmure la Reine avec calme.
Maintenant, c’est le peuple de Paris, le vrai, curieux, qui défile. Une femme regarde la Reine et ses enfants, les femmes apeurées qui les entourent. Elle éclate en sanglots. Elle est soûle déclare Santerre.

Pour rejoindre le Roi, Madame Élisabeth a dû prendre la file. Arrivée à la table, elle tranquillise la Reine à mi-voix :  Le Roi est sauvé ! - Ils m’assassineront la prochaine fois, et que deviendront mes enfants ? soupire Marie-Antoinette.

À 20h00, cette ignoble mascarade prend fin. Des portes fracassées gisent à terre. On marche sur des morceaux de glace. Le canon a défoncé les lattes du parquet.
Louis XVI peut enfin retrouver les siens qui se jettent à son cou. La Reine le fixe d’un œil hagard : il a oublié de retirer le bonnet rouge dont il avait dû se coiffer…

Et le Dauphin ?

Il vient de vivre une fois de plus une longue journée d’émeute. Lui a-t-on expliqué la différence qui existe entre ces forcenés et le vrai peuple ? On ne sait, et c’est d’ailleurs peu probable. Il n’est pas certain que la famille royale dans son ensemble, qui avait vécu dans sa tour d’ivoire de Versailles, soit en mesure de faire cette distinction.
Pour Louis Charles, c’est son peuple qui se présente à lui sous les pires apparences.
Une fois de plus, il a ressenti une frayeur intense, qu’il lui a fallu refouler, car il est prince et ne doit pas montrer ses sentiments.
Ce sont les mêmes destructions et les vociférations de Versailles qu’il a entendues trente mois plus tôt, en un jour pluvieux d’octobre. Aujourd’hui, c’est le début de l’été ; il fait chaud et, sous ce maudit bonnet rouge dont on l’a affublé, il étouffe littéralement deux heures durant.

Il a sept ans deux mois et vingt-quatre jours.

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