QUE S'EST-IL PASSE AU TEMPLE DANS LA SOIREE DU 3 JUILLET 1793 ?

par Michel Jaboulay

Il est presque dix heures du soir. L'antique tour résonne sous les pas des six commissaires de service dans l'escalier menant au 3ème étage, prison de la famille royale. L'heure était insolite pour recevoir de la visite et, sans doute, Marie-Antoinette en fut-elle déjà passablement inquiète. Ils pénétrent dans l'antichambre puis, sur invitation, dans la salle de séjour.L'un d'eux lit le décret du Comité de Salut Public du 1er juillet 1793 et demande à Marie-Antoinette de remettre son fils. Elle refuse certainement dans un premier temps avec les effusions qu'on imagine. C'était prévu. Le commissaire chargé des négociations lui demande un entretien particulier. Il lui explique qu'ils sont venus pour sauver Louis-Charles exposé à la fureur de la populace s'il reste au Temple, lui donne des garanties quant aux personnes qui s'occuperont de lui, et qu'elle ne peut donc, sans égoisme coupable, s'opposer à sa libération. Elle tergiverse encore un peu mais se résoud, la mort dans l'âme, à ce dernier sacrifice maternel. Dans les pleurs et les larmes, l'enfant est réveillé, habillé et remis aux commissaires de la Commune.

L'un d'eux prend dans ses bras Louis-Charles qui replonge dans le sommeil sur l'épaule de son porteur.Tous les deux sont drapés dans une vaste cape et le cortège reprend le trajet inverse. Les commissaires passent devant le 2ème étage où Simon a introduit l'enfant qui tiendra dorénavant le rôle de Louis XVII. Ils passent devant la salle de service du 1er étage et se retrouvent au rez-de-chaussée, à l'air libre. Devant la porte de l'enclos, une calèche les attend dans laquelle Louis-Charles est installé. C'est fini ! il est apparemment libre mais pour quel destin et comment apportera-t-il désormais la preuve de son identité royale ?

Il est clair que l'opération, simple à décrire, n'a pu être l'œuvre des royalistes trop divisés et désorganisés. Seul le pouvoir central au plus haut niveau, c'est-à-dire Robespierre, pouvait nourrir l'ambition de se réserver le précieux otage.

NB : Il est possible que la narration ci-dessus prenne, dans les détails, quelque liberté avec la réalité des événements. Néanmoins, de toutes les solutions, elle était bien la plus simple à mettre en œuvre et il existe une certitude : aucun des documents d'époque traitant de l'application du décret de séparation ne la contredit. Nous vous invitons à le vérifier vous-même ci-dessous. C'est bien le seul schéma qui rend compte de la totalité des faits connus :

Faits et témoignages autour du 3 juillet 1793

Le premier document (reproduit dans divers ouvrages) qui ait trait à la séparation de Louis XVII de sa famille est le décret du Comité de Salut Public du 1er juillet 1793.
Ce texte est signé par huit des membres du Comité : Barère, Berlier, Cambon, Couthon, Danton, Guyton-Morveau, Hérault de Séchelles, Jeanbon Saint-André. Trois membres ne l'ont pas signé : Delmas et les deux frères Lindet.
Le décret prend prétexte de la dénonciation d'un complot contre la liberté publique qui aurait été ourdi par le général Arthur Dillon. Ce dernier sera d'ailleurs arrêté sous ce chef d'inculpation le 13 juillet 1793 et guillotiné par la suite.

Il est néanmoins certain qu'il y a eu concomitance avec deux autres événements :
• La tentative d'évasion de la famille royale tentée dans la nuit du 21 au 22 juin 1793 par le baron de Batz et qui a échoué sous l'intervention d'Antoine Simon ;
• La dénonciation par la femme Tison de communications de Marie-Antoinette et de Madame Élisabeth avec l'extérieur à l'aide de certains commissaires de la Commune, notamment les municipaux Lepitre et Toulan qui mirent sur pied un projet d’évasion de la famille royale en mars 1793, projet que des circonstances imprévues empêchèrent de mettre en œuvre..
Le couple Tison avait été placé au Temple, au troisième étage, pour servir les trois femmes et aussi - si ce n'est surtout ! - pour les espionner. Le couple avait une fille, lingère, qui avait été arrêtée depuis peu après avoir été prise en flagrant délit d'introduction au Temple de messages provenant de l'extérieur. Furieuse de ne plus voir sa fille, la mère avait dénoncé ces liaisons illicites avec l'extérieur.

Le même décret arrête que «le jeune Louis fils de Capet sera séparé de sa mère, et placé dans un appartement à part le mieux défendu de tout le local du Temple».

Ce décret est daté du «1er juillet 1793 l'An 2° de la République française».

Commentaires:
• Il y a eu deux tentatives d'évasion, la première dirigée par le baron de Batz s’est traduite par une tentative matérielle, la seconde attribuée au général Dillon n'est tout au plus qu'un projet dénoncé mais non confirmé.
• Le Comité de Salut Public (le gouvernement de l'époque) prend une mesure qui semble logique : placer le Roi seul, dans un appartement à part, bien défendu. Il souligne par cette démarche qu'il a pleine conscience que seul le garçon représente une valeur aux yeux de tous (et visiblement aussi aux yeux des révolutionnaires).
• Il n'est pas prévu de placer l'enfant ainsi isolé sous la garde d'un personnage plus spécialement destiné à cet effet. La seule mesure que décide le Comité est l'isolement, non l'éducation du garçon ni même une surveillance directe.

On connaît le résultat de l’application de ce décret par la Commune : de tout le temps passé au Temple, le garçon n’aura jamais été si libre de ses mouvements que tant qu’il sera placé sous la surveillance de Simon.

Le deuxième texte relatif à l’enlèvement de Louis XVII à sa famille est le récit qu’en fait sa sœur dans le «Mémoire écrit par Marie Thérèse Charlotte de France sur la captivité des Princes et Princesses ses parens depuis le 10 août 1792 jusqu’à la mort de son Frère juin 1795».
Ce titre interminable, cas fréquent à l’époque, ouvre un texte qui a été écrit au Temple par Madame Royale à l’instigation de Madame de Chanterenne, la «dame de compagnie» - et surtout espionne pour la police, où était employé son mari à des tâches confidentielles. Le texte original est certes bien de la princesse, mais le manuscrit est resté longtemps entre les mains de la dite dame de compagnie avant d’être revu et corrigé par le comte de Provence et ses affidés.
Il convient donc de ne regarder ce texte qu’avec une certaine circonspection. Le but de Provence consistait avant tout à prouver que c’était bien son neveu (et filleul !) qui était mort au Temple le 8 juin 1795, ce qui aurait garanti alors la légitimité de sa présence sur le trône !
Dans ces conditions, il n’avait aucune raison apparente de modifier le récit des épisodes qui nous intéressent.

Il est un troisième texte qui relate l’enlèvement du jeune Roi à sa famille. Il s’agit de l’extrait des registres du Temple relatif à cette soirée du 3 juillet 1793. L’historien Beauchesne, qui écrivait dans les premiers temps de la monarchie de juillet nous en donne la teneur (de Beauchesne, «Louis XVII», Tome II, Livre XI, p. 63, note 1) :
«Le 3 juillet 1793, à neuf heures et demie du soir, nous, commissaires de service, sommes entrés dans l’appartement de la veuve Capet, à laquelle nous avons notifié l’arrêté
du Comité de salut public de la Convention nationale du 1er du présent, en l’invitant à s’y conformer. Après différentes instances, la veuve Capet s’est enfin déterminée à nous remettre son fils, qui a été conduit dans l’appartement désigné par l’arrêté du conseil de cejourd’hui, et mis entre les mains du citoyen Simon, qui s’en est chargé. Nous observons, au surplus, que la séparation s’est faite avec toute la sensibilité que l’on devait attendre dans cette circonstance, où les magistrats du peuple ont eu tous les égards compatibles avec la sévérité de leurs fonctions.
Signé : Eudes, Gagnant, Arnaud, Véron, Cellier et Devèze».

Commentaires :
• Ce texte ne nous apprend rien de neuf mais confirme l’événement, sa date et son heure.
• Même si l’on peut penser que les commissaires se donnent le beau rôle, il confirme également qu’il n’y a pas eu d’agissements brutaux.
• Il confirme en outre que la Reine, après discussion, a bien remis son fils aux commissaires.
• Enfin, il confirme que l’enfant se mouvait par lui-même : il a été conduit à l’appartement qui avait été désigné ; on ne l’y a pas porté. Cela implique aussi qu’il était habillé.

Mais il est un élément de ce rapport des commissaires qui éveille l’attention : c’est la liste des commissaires de service au Temple ce soir-là. Elle figure au bas du document : ce sont eux qui l’ont signé.

Les commissaires de la Commune étaient huit au départ. Ils furent réduits à six après la mort de Louis XVI, puis à quatre après l’exécution de Marie-Antoinette, et enfin ramenés à trois après le décès de Madame Élisabeth.
L’événement se situe entre la mort de Louis XVI et celle de Marie-Antoinette. Il y a six commissaires présents cette nuit-là au Temple : c’est réglementaire.

Ce qui l’est moins, par contre, ce sont leurs noms.
En effet, pour désigner chaque soir les commissaires qui devaient prendre la relève de leurs prédécesseurs à la garde du Temple, la Commune avait décidé de suivre l’ordre alphabétique.
Il y avait bien certaines entorses légères à ce processus. Certains s’arrangeaient entre collègues pour échanger leur tour de garde, pour des raisons de commodités personnelles. C’est ainsi que l’on a, par exemple :
La décharge donnée par les quatre commissaires de garde aux époux Simon le 19 janvier 1794, signée de Lasnier, Legrand, Lorinet et Cochefer (ce dernier seul n’est pas à son rang alphabétique) ;
Les trois commissaires qui, le 30 prairial an II (18 juin 1794), font rapport à la Commune sur les possibilités d’entrée et sortie incognito par la porte des écuries se nomment Leclerc, Legris et Lorinet ;
Les trois commissaires qui étaient de garde le 10 thermidor (28 juillet 1794) au matin s’appellent Tessier, Tombe et Lorinet (ce dernier en remplacement).
Mis à part la présence remarquable de Lorinet lors de trois événements notables de la vie du Temple (sans que personne n'ait jamais pu en tirer de conclusion), il convient de dire que les listes de commissaires de service au Temple, que nous connaissons, suivent grosso modo l’ordre alphabétique, compte tenu des remarques ci-dessus.

Si l’on reprend alors la liste des commissaires de garde le 3 juillet 1793 au soir, on constate immédiatement qu’il n’y en a pas deux dont le patronyme commence par la même initiale ! Y compris pour des lettres (comme A, C, D ou E) par lesquelles commencent de nombreux noms de famille en France.
Il est donc clair que ce n’est pas l’ordre alphabétique qui a été suivi pour désigner les quatre commissaires de service au Temple le soir du 3 juillet 1793.
Mais alors quel critère a présidé à ce choix ?
Beauchesne nous indique leur profession : Eudes était tailleur de pierre, domicilié au 29 de la rue Saint-Antoine ; Gagnant, peintre, rue Richer ; Arnaud, lecteur secrétaire, rue Favart ; Véran, parfumeur, rue Saint-Denis ; Cellier, défenseur officieux (= avocat), rue des Francs-Bourgeois ; Devèze, charpentier, rue de la Pépinière.
Ils sont donc dispersés dans différents quartiers de Paris et appartiennent donc chacun à une section différente. Ils exercent des professions indépendantes les une des autres. Ces renseignements ne nous fournissent aucun indice, aucun lien apparent entre ces hommes.
Beauchesne nous précise que Eudes et Arnaud succombèrent à la suite du 10-thermidor. Gagnant fut accusé de modérantisme (ce qui ne peut concerner que le début de l’année 1794 et n’entre donc pas en considération ici) et, pris les armes à la main lors de l’affaire du camp de Grenelle (23 fructidor an IV, 9 septembre 1796), d’inspiration babouviste (ce qui n’a rien de commun avec le modérantisme !), il fut exécuté. Les dictionnaires historiques ignorent ces six personnages, Ces quelques renseignements ne nous fournissent donc pas non plus d’indice. Ces six personnages ne semblent pas avoir laissé dans l’histoire d’autre trace que leur présence au Temple ce soir-là….
Et l’on peut pourtant être certain qu’ils n’ont pas été choisis au hasard pour jouer un rôle, fut-il modeste mais sans doute essentiel, le soir où se déroulait au Temple un événement aussi considérable que l’arrachement du jeune Roi à sa famille !
Appartiendraient-ils tous à une même faction ? C’est une hypothèse plausible, mais rien ne le confirme.

Le même historien de Beauchesne nous fournit les noms des quatre délégués du Comité de Sûreté Générale qui vinrent le 7 juillet 1793 vérifier la présence de l’enfant du Temple : il s’agit des dénommés Maure, Dumont, Chabot et Drouet.
Les deux premiers sont tellement illustres qu’ils n’ont laissé aucune trace hors de leur participation à cette délégation.
François Chabot était moine capucin à Rodez, assez mal vu de ses supérieurs ecclésiastiques. Il fut un des premiers à quitter son couvent lors de la suppression des ordres monastiques et à adhérer à la Constitution Civile du Clergé. Délégué par la Législative pour arrêter les massacres de septembre, il déclara ne pas pouvoir «arrêter la justice du peuple» Régicide, il est envoyé installer les autorités républicaines dans le Tarn et l’Aveyron, où il prêche la débauche. Il épousera la sœur des frères Frey, financiers et sans doute espions autrichiens. Il sera compromis, avec Fabre d’Églantine, dans la liquidation de la Compagnie des Indes. Il sera guillotiné le 4 avril 1794 avec ses beaux-frères, Fabre d’Églantine, Danton, Desmoulins et Hérault de Séchelles.
Jean-Baptiste Drouet est le maître de poste de Sainte-Menehould qui provoqua l’arrestation de la famille royale à Varennes, le 21 juin 1791. L’analyse détaillée de cet événement et du retour à Paris prouve que ce personnage ne s’est à aucun moment trouvé en contact ou seulement proche du Dauphin. Envoyé à l’armée du Nord en septembre 1793, il est capturé par les Autrichiens et fera partie du groupe de révolutionnaires dans la même situation qui seront échangés à Bâle, le 26 décembre 1795, contre Madame Royale. Il complotera ensuite avec Gracchus Babœuf et sera arrêté. Évadé, il partira pour les Canaries, mais reviendra après son acquittement et servira l’Empire dans le corps préfectoral. Exilé comme régicide, il reviendra clandestinement en France et mourra à Mâcon le 10 avril 1824.
Il ressort de ces analyses que pas un seul de ces quatre délégués n’était en mesure d’identifier le fils de Louis XVI.

Gérald Pietrek, dans son ouvrage «Simon Présidan», nous fournit le fac-similé de la liste d’émargement de la Commune de Paris en ce qui concerne la rémunération de Simon et de son épouse «en garde auprès du fils Capet» : ils sont inscrits pour 9.000 £ annuelles (750 £ par mois).
Il s’agit là bien sûr de sommes payées en assignat qui, à l’époque, valaient à peu près la moitié en numéraire. Pour un ménage qui n’avait jamais que traîné la misère, il s’agit néanmoins d’un véritable pactole (la journée de travail d’un manœuvre était alors estimée à 1 £ par jour). Il convient d’ajouter que le ménage était logé (dans les meubles même utilisés par Louis XVI !) et nourri, et l’on sait que la nourriture au Temple n’avait rien de spartiate, alors que le peuple vivait des jours difficiles.

Le même ouvrage du même auteur reproduit le fac-similé du billet que Simon adressa à Hébert le 30 septembre 1793. C’est à cette occasion qu’il informa l’adjoint du procureur-syndic de la Commune des mauvaises habitudes de l’enfant que son épouse et lui avaient surpris.

Nous possédons bien sûr les minutes de la déposition de l’enfant en date du 6 octobre 1793 et de la double confrontation du 7 octobre.
Il faut noter à cet effet que ce ne sont pas les commissaires de la Commune de service ces jours-là en tant que tels qui entendirent ces dépositions, mais des commissions composées à cet effet.
Celle du 6 octobre se composait de Chaumette, procureur-syndic de la Commune (et cette qualité maître absolu du Temple), de son adjoint Hébert, du maire de Paris Pache, des commissaires au Temple Friry, Laurent et Séguy, de Heussée, administrateur de police, et de Simon.
Le 7 octobre, on trouve toujours Chaumette, Pache, Heussée, Laurent, Séguy, mais David remplace Hébert, Daujon arrive pour servir de secrétaire, et Friry n’y figure plus.

L’historien Xavier de Roche nous fournit en page 426 de son «Louis XVII» le fac-similé de la déposition du 26 octobre.
Elle est signée de l’enfant du Temple et de Simon qui en approuve les termes.

Louis XVII quitte le Temple

Nous venons de voir que ce n’est pas Louis XVII qui a participé aux événements d’octobre 1793 et que le garçon qui lui avait déjà été substitué était de toute nécessité depuis un certain temps au Temple pour avoir pu si parfaitement assimiler son rôle.
Et pourtant, c’est bien Louis XVII qui a été transféré dans le sinistre bâtiment le 13 août 1792 avec sa famille ; c’est bien lui que Marie-Antoinette a salué du titre de Roi le 21 janvier 1793, à 10h20 du matin, au moment même où les cris de la rue lui ont appris que la tête de Louis XVI venait d’être tranchée. C’est bien lui aussi qui demeurait au troisième étage de la tour avec sa mère, sa sœur et sa tante.

Alors, quand est-il sorti du Temple ? Comment ? Grâce à qui ? Pour quels motifs ? Et, question primordiale, à quelle fin, c’est-à-dire dans quel but ?

Remarque préliminaire
On ne peut rien comprendre à ce qui s’est passé au sujet de Louis XVII si l’on fait abstraction d’un fait qui semble un truisme quand on l’exprime, mais qui est en réalité la clef de tout le mystère :
Louis XVII est le Roi.

Et cela, tout le monde à l’époque en a conscience. Lui le tout premier d’ailleurs, qui sait qu’il est né pour être Roi, que c’est son destin. Ses oncles aussi, et cela les ennuie fort, surtout Provence qui n’a jamais caché son ambition de remplacer son frère aîné et ses enfants sur le trône et ne reculera devant aucune ignominie pour y arriver. Toutes les Cours étrangères le savent. Et aussi, tous les révolutionnaires !

La situation
La révolution a été une suite d’actions de plus en plus brutales, en tout cas jusqu’au 10 thermidor an II (chute de Robespierre). Ses propres acteurs avaient conscience qu’il fallait mettre fin à ce cataclysme. Robespierre lui-même se faisait l’écho, de plus en plus pressant, de cette nécessité au fil de ses discours, prédisant que sans cela la révolution finirait par une dictature militaire. La suite des événements lui a donné raison.
Mais ce point final espéré devait respecter deux conditions indispensables : maintenir l’égalité des droits et garantir l’intangibilité du formidable transfert de richesses qu’avait réalisé la vente des biens nationaux, produit d’une inadmissible spoliation.
Les meneurs en ajoutaient une troisième, non exprimée, mais encore plus essentielle à leurs yeux (et on les comprend !) : ne pas avoir a rendre de comptes.

Mais comment arrêter la révolution ?
Les régimes mis successivement en place par les révolutionnaires se sont tous révélés non viables. Ils en sont donc tous venus très vite à l’idée qu’il était impératif de rétablir la monarchie. Pas l’ancien régime, bien sûr, mais une monarchie nouvelle sur des bases à créer.
Certes, une loi punissait de mort ceux qui auraient tenté un tel geste, mais une loi qui a été votée peut être annulée par une autre votée ultérieurement.
Tous les grands meneurs (et il faut bien dire tous) ont cherché un roi. Danton souhaitait asseoir sur le trône les Orléans, cadets aux dents perpétuellement longues. Mais le départ du duc de Chartres à la suite de Dumouriez passé aux Autrichiens anéantit ce projet. On parla aussi de princes étrangers : le duc de Brunswick ou le duc d’York, par exemple.…
En réalité, il n’était nul besoin d’aller chercher si loin : le Roi était là, en leur pouvoir, au Temple, ce Roi dont nul au monde ne pouvait contester la parfaite légitimité. Les plus malins pensèrent vite qu’il fallait l’utiliser.
Louis XVII, en 1793, venait de fêter (en prison !) ses huit ans. La majorité royale est certes fixée à 13 ans en France, mais les expériences passées prouvaient qu’il fallait prévoir dans un tel cas une longue régence que l’on peut chiffrer à environ quinze années. Cette régence serait exercée bien sûr par ceux-là même qui auraient placer le jeune Roi sur le trône, c’est-à-dire par les révolutionnaires qui auraient réussi ce coup. Au bout de quinze ans, le régime aurait été stabilisé depuis longtemps….

Le complot
De même que la révolution a été lancée et conduite par un complot ourdi de longue date, de même la prise en mains du fils de Louis XVI par les révolutionnaires s’est opérée selon un schéma préparé à l’avance.
Vu l’importance de l’enjeu et l’inestimable valeur de l’enfant, il est évident que seuls les très grands ténors de la politique de l’époque pouvaient se permettre de jouer ce jeu qui n’allait pas sans danger. Et l’on sait ce que danger signifiait sous la révolution !
Ces personnages, en 1793, ne sont que deux : Danton et Robespierre.
Danton, force de la nature, orateur fougueux à la voix de stentor, pas très net dans les affaires d’argent, est alors fatigué : devenu veuf, il vient de se remarier et va prendre durant quelque temps du recul par rapport à l’activité politique.
Robespierre, l’«Incorruptible», toujours habillé et pommadé avec soin, rigide dans sa vertu glacée, débitant d’une voix aigre des discours interminables laborieusement rédigés à l’avance, se précipite dans la brèche. Il n’hésitera pas à faire le vide de tous ses adversaires, du moins jusqu’à ce que ceux-ci s’en débarrassent à leur tour. Les deux hommes se détestent.
Or, Robespierre, en 1793, est au mieux avec la Commune de Paris, organe insurrectionnel né d’un coup de force pour remplacer brutalement le conseil légalement élu. Et c’est cette Commune qui a exigé et obtenu la garde de la famille royale.
C’est la collusion entre Robespierre et la Commune qui va faire sortir Louis XVII de sa prison.

Condition préalable
Pour placer l’enfant sur le trône, même qu’il en soit le légitime détenteur, il faut achever son éducation qui avait déjà été bien engagée aux Tuileries et poursuivie au Temple. Mais il faut qu’il soit un monarque d’un genre nouveau : ce n’est donc pas l’éducation que lui donnerait sa famille qui convient.
Il faut donc avant tout séparer l’enfant de sa famille.
Mais chacun savait bien que jamais Marie-Antoinette n’accepterait de se séparer de son fils.
Eh bien, puisqu’elle ne voudra pas le donner, on va faire en sorte de le lui prendre !
On connaît la phrase de Chaumette, procureur-syndic de la Commune et, en cette qualité, maître absolu du Temple : «Je veux lui faire donner quelque éducation. Je l’éloignerai de sa famille pour lui faire perdre l’idée de son rang !». Ces quelques mots ont provoqué des tollés d’indignation. Et s’ils renfermaient en réalité la vérité ? Faire perdre à Louis XVII l’idée de son rang est impossible, et Chaumette le sait fort bien. Mais on peut apprendre à l’enfant à être Roi autrement.

Le processus d’«évasion»
Il va de soi que Louis XVII ne s’est pas «évadé» : il avait 8 ans et 3 mois lorsqu’il a été séparé de sa famille. On l’a fait sortir ! Le processus mis en œuvre est simple et se déroulera sans accroc.

1 – Une curieuse tentative d’évasion
Dans la nuit du 21 au 22 juin 1793, une trentaine de royalistes déguisés en gardes nationaux pénètrent au Temple sous la direction du baron de Batz pour faire évader la famille royale en bloc. La tentative échoue parce que Simon, averti par une mystérieuse lettre dont on n’a jamais retrouvé trace, demande un contre-appel. La logique voudrait qu’en pareil cas on ferme tout d’abord les portes. Il n’en est rien et les conjurés, Batz compris, sortent du Temple sans être inquiétés !
Cette curieuse tentative sent donc le «coup fourré» !

2 – Décision du Comité de Salut Public
Devant cette «menace» pour la sécurité de la prison, curieusement, ce n’est pas la Commune, maîtresse du Temple et gardienne officielle de la famille royale, qui prend une décision, mais on la demande au Comité de Salut Public (le gouvernement de l’époque).
Curieusement aussi, on se garde bien de s’adresser à la Convention qui, pourtant, décrétait à longueur d’année sur tout et sur rien.
Le Comité décide que «le jeune Louis, fils de Capet, sera séparé de sa mère et placé dans l’appartement à part le mieux défendu de tout le local du Temple».
Cet arrêté est pris le 1er juillet 1793, en fin de soirée.

3 – Deux jours de délai !
Les décisions des organes révolutionnaires sont en général exécutées sur le champ : lorsque le Dauphin fut séparé de Louis XVI, le 11 décembre 1792, le décret fut exécuté aussitôt. Cette fois, la Commune en prend à son aise : ce n’est que le 3 juillet à 22h00 qu’elle se décide à exécuter l’arrêté du Comité !Or il ne faut pas plus d’une demi-heure à cheval pour un messager pour aller des Tuileries, où siège le Comité de Salut Public, à l’Hôtel de Ville, où siège la Commune.
On avait obtenu la décision qu’on voulait : pourquoi attendre deux jours ?

4 – À dix heures du soir !
Le 11 décembre 1792, les commissaires étaient venus prendre le Dauphin chez son père à 11 heures du matin. L’enfant était alors en pleine activité.
Cette fois, ils attendront l’heure de leur relève qui s’opérait chaque jour entre 22 et 23 heures. Pourquoi attendre cette heure de la nuit, alors que l’enfant dort de son premier sommeil, pour l’enlever à sa famille ? Il devait paraître évident aux commissaires qu’agir ainsi provoquerait des difficultés.…
Mais la nuit, l’obscurité règne et crée une atmosphère propice aux actions en catimini : à l’époque on s’éclaire encore mal, au Temple comme ailleurs.

5 – Une longue heure apocalyptique
Marie-Antoinette, après lecture du décret du Comité de Salut Public, s’efforce de garder son fils. Les commissaires tempêtent et menacent de faire intervenir la force publique. Ils en ont le pouvoir et un poste d’une trentaine d’hommes de la garde nationale occupe le premier étage de la tour, et donc à portée de voix.
Mais ils se gardent bien, dans la réalité, de requérir son intervention !
Ils mènent des pourparlers avec la Reine, alors que l’enfant, réveillé brusquement, s’accroche à elle en pleurant. C’est le terme même employé par Madame Royale, sœur de Louis XVII, dans ses «Mémoires». Donc, la Reine et les commissaires négocient. Mais que peuvent-ils négocier ? Pas le principe de la séparation : c’est une décision du gouvernement. En revanche, la suite à donner à cette séparation peut faire l’objet de négociations….
Toujours est-il qu’au bout d’une heure de ce drame, Marie-Antoinette consent à rendre son fils (ce sont là encore les termes propres de Madame Royale).

6 – On lève et on habille le jeune Roi
C’est toujours Madame Royale qui nous le dit. On le lève : c’est-à-dire qu’on lui ôte sa chemise de nuit. On l’habille : on lui fait revêtir ses vêtements de jour.
Or il s’agit en tout et pour tout de prendre un enfant de huit ans dans son lit au troisième étage pour le glisser dans un autre lit tout prêt pour lui un étage en dessous. Il aurait dû être endormi et il suffisait qu’un homme le prenne dans ses bras pour le porter sur un étage, éventuellement enveloppé dans une couverture (nous sommes en juillet : il ne fait pas froid).
Pourquoi, dès lors, l’habiller comme s’il devait sortir ? Il paraît légitime de penser que c’est justement parce qu’il allait sortir dès le soir même du Temple et que c’est là le résultat des pourparlers et de la décision de la Reine de rendre son fils.
De fait, en suivant le récit de Madame Royale, on constate que cette scène commencée dans le tumulte se termine dans le calme. Louis embrasse les trois femmes, la Reine lui adresse quelques mots et les commissaires laissent faire. Ensuite, il sort avec eux, en marchant, et donc sans être porté ni violenté.


7 – L’enfant pleure, mais ne sort pas.
Deux jours durant l’enfant, qui a été confié à Simon, pleure. Le cordonnier, homme fruste et peu intelligent, n’a rien de la brute qu’a décrite le XIX° siècle. Dès le 5 juillet, il achète, de ses propres deniers, des fleurs et des oiseaux pour distraire le petit prisonnier. Rien n’y fait. Les pleurs ne s’arrêteront que le 6 juillet quand Marie-Jeanne Simon vient rejoindre son époux au Temple. C’est une femme ; elle sait s’y prendre et, par la suite, soignera fort bien l’enfant.
Mais il faut noter : 1) que Marie-Jeanne Simon n’est arrivée au Temple que le 6 juillet et 2) qu’elle n’a jamais vu auparavant le fils de Louis XVI.
Si les pleurs ont cessé, l’enfant reste confiné au deuxième étage de la tour et les gardes nationaux murmurent parce qu’ils ne le voient plus et se demandent s’il est toujours au Temple (notons qu’ils n’auraient donc pas été étonnés d’apprendre qu’il n’y était plus !).

8 – Le Comité de Sûreté Générale intervient
Alerté par ces murmures, le Comité de Sûreté Générale (la police de l’époque) délègue quatre de ses membres en inspection au Temple. Ils trouvent l’enfant occupé à jouer aux dames avec Simon : le temps étant beau, ils l’emmènent se promener sur le terre-plein.
Notons que Drouet, l’homme de Varennes, figurait dans cette délégation. En réalité, durant cette équipée, Drouet ne s’est à aucun moment trouvé à proximité du Dauphin. Il est donc tout aussi incapable de l’identifier que ses collègues.
Le Comité de Sûreté Générale a ainsi pris la responsabilité de garantir la présence du fils de Louis XVI au Temple en la personne d’un enfant qu’aucun de ses membres n’est en mesure d’identifier à coup sûr !

Conclusion
Le complot a réussi : on s’est emparé du jeune Roi auquel on a substitué un autre garçon qui lui ressemble passablement (c’est peut-être pour cela qu’il a fallu attendre deux jours).
Chaumette y ajoutera le point d’orgue en imaginant de faire avaliser ce faux Louis XVII comme étant le vrai par la propre famille royale (et en réussissant !). N’hésitons pas à qualifier ce geste du procureur-syndic de la Commune de véritable trait de génie, à tel point d’ailleurs que nombreux sont ceux qui s’y laissent prendre encore aujourd’hui.

Qui est ce on ? Cet impersonnel très pratique de la langue française recouvre là plusieurs personnes. Chaumette, bien sûr, fait partie du complot. Il paraît dès lors difficile que son adjoint Hébert n’y figure point. Simon ne pouvait pas ne pas savoir, mais Marie-Jeanne Simon a sans doute toujours cru de bonne foi que le petit Charles auquel elle s’était dévouée était bien le fils de Louis XVI. Tous ces personnages ont leur importance, mais ils ne pouvaient réussir qu’avec l’assurance d’être couverts par plus puissant qu’eux. Et là, un seul nom s’impose : Robespierre, qui a pris livraison du jeune Roi et l’a mis en sécurité en un lieu connu de lui seul. Guillotiné en hâte dès le 10 thermidor, il n’a rien pu dire (en supposant qu’il l’eut dès lors voulu !). Et l’on a perdu la trace de Louis XVII, du moins momentanément….

Remarquons pour terminer l’habileté diabolique avec laquelle ce complot a été mené.
C’est la Commune qui a la garde de la famille royale. Or elle s’arrange pour ne paraître dans cette affaire que comme l’exécutant des décisions des autres :
C’est le baron de Batz qui conduit la vraie fausse tentative d’évasion ;
C’est le Comité de Salut Public qui assume la responsabilité de décider de séparer Louis XVII de sa famille (ce Comité compte encore Danton parmi ses membres, jusqu’au 10 juillet, mais pas Robespierre qui n’y entrera que le 27 juillet);
C’est le Comité de Sûreté Générale qui assume l’identification première d’un substitué au Roi.
Cette façon d’agir par personne interposée, de rester dans l’ombre, de ne pas se salir les mains, c’est tout le caractère de Maximilien. Il a ainsi signé son forfait.

Demeure une question qui interpelle beaucoup de chercheurs : Comment se fait-il que personne n’ait rien dit ?
C’est un fait que personne n’a rien dit. Et pourtant nombreux certes sont ceux qui ont eu conscience de la substitution.
Le décret du Comité de Salut Public du 1er juillet 1793 comportait deux éléments dans sa décision :
Séparer Louis XVII de sa famille. Cela a été exécuté.
L’installer dans l’appartement à part le mieux défendu de tout le local du Temple. Cette dernière injonction est demeurée lettre morte : l’enfant que gardait Simon n’a jamais été aussi libre durant toute la période de détention ! Il allait et venait partout et remplissait la tour de ses cris d’enfant et de ses rires.
Voilà qui souligne bien que seule la séparation de l’enfant de sa famille était recherchée et que les conjurés se moquaient pour le reste des décisions du Comité, qui tombera d’ailleurs sous la coupe de Robespierre dès le 27 juillet 1793.
Il suffit pour comprendre ce silence obstiné de se replacer en esprit dans le climat de la Terreur, commencée par les massacres de septembre 1792 et qui ira croissant jusqu’au 10 thermidor an II (28 juillet 1794). Un tel climat incite à ne rien voir, ne rien dire, ne rien entendre….